Le « moi » multiple vu d'ailleurs

Dans les sociétés traditionnelles, les individus n’en sont pas moins acceptés et compris dans leurs dimensions personnelles.

Lors d’un colloque tenu en 1971 à Paris à propos de « La notion de personne en Afrique noire », l’écrivain et ethnologue malien Amadou Hampaté Bâ agrémenta son exposé d’une anecdote familiale. « Ma propre mère, chaque fois qu’elle désirait me parler, faisait tout d’abord venir ma femme ou ma sœur, et leur disait : “J’ai le désir de parler mon fils Amadou, mais je voudrais auparavant savoir lequel des Amadou qui l’habitent est là en ce moment.” ». Puis, Hampaté Bâ ajoutait un délicat aphorisme bambara, « les personnes de la personne sont multiples dans la personne », et concluait ainsi, revenant au sujet du colloque : « Dès l’abord, on voit donc qu’il s’agit d’une notion très complexe comportant une multiplicité intérieure, des plans d’existence différents ou superposés et une dynamique constante. » 

Les observateurs de sociétés jugées plus traditionnelles, ou moins complexes que celles de l'Occident moderne, n’en étaient pas à leur premier constat que les constituants de la personne faisaient l’objet, dans toutes les cultures,  de spéculations élaborées, et méritaient qu’on s’y intéresse. Déjà en 1938, Marcel Mauss avait posé quelques jalons 1, faisant la part, d’un côté, de la conscience de soi (attribuable à tout être humain) et d’un autre, la façon dont l’identité des personnes pouvait être conçue différement selon les cultures.  Suivait une série d’exemples montrant que la notion de « moi » (mais non de « sujet ») était non seulement très sensible aux configurations sociales environnantes, mais suivait aussi une hypothétique progression à travers l’histoire longue de l’humanité. Ce restant d’évolutionnisme mis à part, Marcel Mauss entendait surtout mettre en balance deux grands genres de philosophies : l'une plutôt « holiste » qui voit en chaque personne la partie d'un tout, l’autre « individualiste » et plutôt moderne, postulant la singularité de chacun et, partant de là, sa plus grande liberté de choisir son identité.