Le pari du catamaran

La réussite singulière

La revue Sciences Humaines a été fondée il y a une dizaine d’années par Jean-Claude Ruano-Borbalan et moi-même. Elle est née de la rencontre entre un projet intellectuel et une histoire singulière.

Un parcours en zigzags

Pour ma part, j’ai commencé mes études par les mathématiques. J’ai rapidement su qu’il s’agissait d’une erreur d’orientation. Intellectuellement, ce qui m’intéressait avant tout était de répondre à quelques questions fondamentales d’adolescent : sur le monde, sur le sens de la vie, sur la marche de l’histoire, sur la nature du langage, sur les motivations qui guident les individus, sur le fonctionnement de la pensée, sur les causes du changement des sociétés, etc., questions d’adolescent qui ne m’ont jamais quitté et qui sont, au fond, les questions fondatrices des sciences humaines. Je me suis alors tourné vers la philosophie ; mais après avoir passé deux années à étudier des sujets aussi brûlants que “la catégorie d’âme chez Aristote”, “la philosophie du langage chez Herder” ou “ontologie et métaphysique chez Heidegger”, j’ai dû à nouveau constater que je m’étais trompé de voie. J’en ai déduit aussi que la philosophie universitaire consistait pour une large part à apporter des réponses douteuses et obscures à des questions que personne ne se pose. J’ai donc décidé d’arrêter là ma carrière de philosophe, et je me suis dirigé vers les sciences humaines, espérant y trouver plus de lumière.

L’âge d’or du structuralisme

Les sciences humaines des années 1970 vivaient sous l’empire du triumvirat structuralisme-marxisme-psychanalyse. On entrait dans les sciences humaines comme on entre en religion et on pensait y trouver une sorte de pierre philosophale permettant d’expliquer le fonctionnement du monde. Les sciences humaines de l’époque présentaient trois caractéristiques communes avec la méthode cabalistique : elles supposaient qu’il existe des lois cachées qui gouvernent l’histoire des hommes, que le but de la science est de découvrir ces lois, et qu’il fallait pour cela suivre un parcours initiatique à travers des textes obscurs, difficilement accessibles, ceux des grands maîtres à penser ; c’était à ce prix qu’on pouvait découvrir le chemin de la vérité. Je me suis donc lancé à corps perdu dans la lecture des auteurs de référence : Foucault et Lacan, Marx et Freud, Hegel et Braudel… Ce “chemin de Compostelle” dans le monde des idées, m’a apporté quelques joies intellectuelles intenses, mais aussi beaucoup de désarroi, car la matière était ardue et la pensée des auteurs pas toujours limpide.

Edgar Morin et la complexité

La découverte des textes d’Edgar Morin sur la complexité a été pour moi une véritable révélation, un choc intellectuel qui m’a permis de “sortir du sommeil dogmatique”, selon la formule de Kant. Le fait qu’il existait des modèles divergents et différentes écoles de pensée en sciences humaines m’avait jusqu’alors paru une faiblesse de cette discipline : on comprend bien qu’il puisse exister des écoles et des styles différents en peinture ou en littérature, mais dans les sciences ? La théorie de la complexité m’a appris que la recherche d’une théorie ultime et unifiée permettant de comprendre l’homme était illusoire et vaine ; il valait mieux lui préférer une approche complexe du monde, intégrant et articulant entre eux les savoirs spécialisés. J’ai retrouvé également cette idée chez Raymond Aron, à travers la notion de “pluralisme explicatif ”.

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Pour un bilan raisonné des savoirs

Il m’a alors semblé que face à la dispersion des connaissances, la multiplication des recherches, la diversité des modèles, l’heure était venue d’établir un bilan raisonné des savoirs. Cela supposait de mettre à plat les principaux acquis, les sujets de discorde et les inconnues des sciences humaines, d’aborder les différents concepts et théories comme des outils d’analyse imparfaits et partiels et non comme des vérités définitives, et d’adopter une démarche encyclopédique, pluridisciplinaire et ouverte permettant d’échapper aussi bien à une trop grande spécialisation qu’aux affrontements stériles entre divers courants de pensée.

Une revue tirée à dix-sept exemplaires

C’est ainsi qu’est née l’idée de créer une revue de sciences humaines qui serait le vecteur de ce projet intellectuel. Elle présenterait les découvertes et grands programmes de recherches en sociologie, linguistique, psychologie, histoire, et exposerait de façon claire et pédagogique les principales théories des sciences humaines en soulignant leur richesse et leurs limites ; on pourrait également y trouver des interviews, des comptes rendus d’ouvrages. Cependant, notre parcours personnel, nos origines sociales modestes ne nous prédestinaient pas à nous lancer dans une telle aventure : nous n’avions aucune compétence dans le domaine de la presse, nous ne faisions partie d’aucun réseau d’universitaires, nous n’avions aucuns capitaux… Tout au plus disposions-nous de quelques compétences d’organisateurs héritées d’un passé de militants trotskistes : j’ai toujours pensé que le trotskisme a joué le rôle “d’ENA du pauvre”. Pour ma part, j’exerçais le travail de conseiller d’orientation, parallèlement à mes études de 3e cycle. Mon parcours sinueux m’avait sensibilisé aux questions d’orientation personnelle, et j’espérais que ce travail me permettrait, au moins, de m’orienter moi-même ! J’ai également enseigné au CNAM, à des publics très différents de ceux des facultés de sciences humaines : des techniciens, des cadres administratifs, des informaticiens. Il fallait utiliser auprès de ce public - très réceptif au demeurant - un langage dépourvu de jargon. Cette expérience a été très importante pour moi. Jean-Claude Ruano, quant à lui, était instituteur à Chambéry et préparait en même temps une thèse d’histoire. À l’exemple de Descartes et du père Mersennes (ou de Bouvard et Pécuchet) nous échangions une correspondance nourrie, dans laquelle nous tentions d’analyser la validité du concept de classes sociales ou sur le rôle de l’individu dans l’histoire, etc., tout en prenant des nouvelles du dernier-né - car nous avions aussi des bouches à nourrir… Dans ces conditions, l’idée de lancer une revue semblait bien téméraire, mais nous avions en tête quelques exemples de réussite étonnante et atypique, comme celui de la revue Alternatives Économiques, portée par un petit noyau de professeurs d’économie qui avait réussi à s’imposer dans la presse économique à partir d’un concept original. Je rêvais aussi de La Hulotte, ce petit journal rédigé par un instituteur qui s’intéressait aux animaux, et qui au fil du temps est devenu une référence connue de plusieurs dizaines de milliers de lecteurs. Nous avons donc commencé à fabriquer un petit bulletin, créé avec les moyens du bord : un ordinateur et une photocopieuse. Il s’appelait déjà Sciences Humaines et comportait des dossiers comme “Les sciences humaines aujourd’hui”, “L’histoire des mentalités”, “Les sciences cognitives”. On y trouvait déjà des interviews d’ethnologues, de sociologues… Le premier numéro, sorte de ballon d’essai a été distribué à dix-sept exemplaires, principalement aux amis et à la famille ; mais le projet était lancé.

À la rencontre du public

Dès la parution du second numéro de notre bulletin, nous avons fait un coup de force promotionnel. J’ai envoyé au Monde une lettre expliquant la création à Auxerre d’une revue de sciences humaines réalisée par des chercheurs, professeurs, étudiants, dont le but était de diffuser les connaissances, de désenclaver les différentes spécialités, de sortir des querelles d’écoles pour présenter un nouveau visage de leur discipline. Le journal Le Monde a eu la gentillesse de publier cette annonce. Nous avons reçu quelques dizaines de lettres de personnes intéressées par ce projet. Quelque temps après, Science et vie, puis Alternatives économiques se sont faits l’écho de notre initiative, ce qui nous a encore valu un abondant courrier. Il était clair que notre petit bulletin portait en lui un projet plus vaste : Sciences Humaines correspondait à une véritable attente. Nous étions en 1988 ; la question s’est alors posée de créer un “vrai” magazine, diffusé nationalement, et qui serait en quelque sorte le mensuel de référence des sciences humaines. Il fallait pour cela devenir entrepreneur intellectuel, et transformer les petits “cahiers bleus” fabriqués artisanalement en un journal professionnel. Mais comment faire lorsqu’on habite dans l’Yonne, qu’on est en dehors de tout groupe de presse et même en dehors de l’Université ?

Le pari du catamaran

Si vous voulez traverser l’Atlantique, vous pouvez voyager en avion ou dans un paquebot ; il est déconseillé de le faire en bouée : c’est très dangereux ; vous pouvez aussi choisir une structure légère, que vous construirez vous-même, et qui vous mènera à bon port si les vents vous sont favorables ; c’est ce que j’appelle le pari du catamaran. Le bonheur est dans le pré À la réflexion, les trois handicaps que je viens de vous citer n’en étaient pas. Le fait d’habiter en province présente en réalité beaucoup d’avantages : loin des grandes villes, on est naïf, on ignore ce qui se fait ailleurs, on n’est pas découragé par mille projets qui ressemblent au vôtre. De plus, réunir des capitaux et créer une entreprise est plutôt plus facile que dans une grande ville. Jean-Claude Ruano et moi-même avons apporté chacun cinquante mille francs ; l’association que nous avions créée a touché une subvention de cinquante mille francs ; une mutuelle qui avait entendu parler de notre projet, la Caisse chirurgicale mutualiste de l’Yonne, business angel avant l’heure, a accepté d’investir dans notre projet, et nous a aidés à obtenir un prêt d’un million de francs ; L’Yonne républicaine, un journal indépendant avec le statut de coopérative, nous a également soutenus. Au total, nous disposions d’un million cinq cent mille francs, qui devaient nous permettre de faire vivre une petite structure pendant un an, au terme duquel nous devions avoir atteint ce qu’on appelle paradoxalement “le point mort”, c’est-à-dire en fait le point de survie… L’indépendance par rapport aux groupes de presse Nous avons vainement tenté de trouver des partenaires auprès des éditeurs et des groupes de presse. Un éditeur nous a répondu : “ Mais enfin, mes pauvres amis, ignorez-vous que les sciences sociales sont en crise, que tout cela est fini ? ”. Le directeur du groupe de presse Excelsior, Paul Dupuy, nous a écoutés pendant quarante-cinq minutes avant de prononcer une seule phrase, qui est tombée comme le couperet d’une guillotine : “ Quels sont vos annonceurs ? Pas d’annonceurs, pas de revue ”. En réalité, le fait de devoir créer la revue indépendamment d’un éditeur ou d’un groupe de presse pouvait également apparaître comme un atout, car cela nous permettait d’échapper aux modèles conventionnels et aux coûts qu’ils entraînent : étude de marché, énorme campagne de presse, nécessité de recourir à la publicité, etc. Nous avons créé une petite structure de cinq personnes en recrutant un troisième journaliste et en confiant la maquette et le secrétariat de rédaction à des chômeurs en contrat de qualification. La revue que nous pouvions réaliser dans ces conditions ne correspondait pas aux normes professionnelles ; elle comportait beaucoup d’erreurs et de coquilles, mais cela n’avait guère d’importance : ce qu’attendaient nos lecteurs, ce n’était pas de la quadrichromie, c’était de l’information sérieuse et rigoureuse ; avec beaucoup de volonté et d’énergie, nous pensions pouvoir répondre à cette attente. Nous avions calculé qu’un nombre de huit à dix mille lecteurs serait suffisant pour faire fonctionner la revue et il nous paraissait raisonnable d’espérer trouver dix mille personnes qui s’intéresseraient à un tel journal pluridisciplinaire, synthétique, pédagogique : les mordus des sciences humaines, le noyau dur des sciences molles… Échapper aux chapelles universitaires Enfin, nous avons rapidement compris qu’un projet de ce genre ne pouvait naître de l’intérieur de l’université. Les sciences humaines n’y existent pas à proprement parler : on y trouve des sociologues et des psychologues ; parmi les psychologues, des psychanalystes et des cogniticiens ; parmi les psychanalystes, des lacaniens et des freudiens de stricte obédience, etc. Les projets du même genre que le nôtre nés dans l’université avaient disparu dans les querelles de chapelles ; le fait d’être extérieurs à l’Université nous donnait une chance unique de pouvoir travailler avec tout le monde, casser les codes et nous abstraire des jargons en usage.

Savoir transformer l’essai

Le premier numéro est sorti en kiosque en 1990 ; il était consacré à Edgar Morin. Nous en avons vendu exactement huit mille sept cent quatre-vingt-trois exemplaires : le pari était gagné. Rapidement s’est posé un nouveau problème, auquel sont confrontées toutes les équipes d’amateurs qui ont réussi l’exploit de se hisser en division supérieure : avec beaucoup de talent et de chance, vous pouvez parvenir à jouer dans la cour des grands, mais si vous voulez vous y maintenir, vous êtes condamné à vous professionnaliser, ce qui est une étape douloureuse ; cela suppose nécessairement de vous séparer d’une partie de ceux qui vous ont aidé à en arriver là, pour recruter de vrais professionnels. L’autre difficulté consiste à sortir d’un rêve où vous imaginiez que désormais vous pourriez vous consacrer à l’écriture pour découvrir une réalité dans laquelle 50 % de votre temps est pris par des problèmes d’organisation, le suivi du plan comptable, les relations avec les auteurs, les photographes, l’imprimeur, la gestion des abonnements, du nettoyage des locaux, etc. En même temps, cela permet de découvrir tous les aspects du métier.

Le bilan

Aujourd’hui, Sciences Humaines, qui comprend onze numéros et quatre hors série, est vendue à quarante mille exemplaires, dont la moitié par abonnements ; nous venons de créer une série d’ouvrages thématiques réunissant les meilleurs articles de la revue, complétés par quelques textes inédits, dont les huit titres ont été tirés à dix mille exemplaires chacun ; l’entreprise comprend vingt-sept salariés et atteint un chiffre d’affaires de vingt-deux millions de francs. Au total, on peut se demander pourquoi une revue de ce genre n’avait pas été inventée plus tôt : il existait depuis des années des revues de vulgarisation dans le domaine des sciences de la nature ; pourquoi n’y en avait-il pas dans le domaine des sciences humaines ? Alors que certains éditeurs estimaient que les sciences humaines étaient en pleine crise, on pouvait faire l’analyse inverse : la crise en question marquait seulement la fin de l’âge d’or du structuralisme et d’une vision idéologique des sciences humaines ; si l’on proposait aux lecteurs, au lieu de théories toutes faites, un panorama de connaissances leur permettant de construire leurs propres instruments intellectuels, il était impossible qu’ils restent indifférents à des sujets qui concernent les individus, la société, les organisations. Par ailleurs, l’âge d’or des sciences humaines avait justement contribué à créer un public pour les sciences sociales : celui des revues de sciences de la nature se compose des ingénieurs, techniciens, techniciens supérieurs qui ont reçu une formation en physique, chimie, biologie, et veulent continuer de se tenir au courant ; au cours des années 1960 et des années 1980 s’est constitué, de la même façon, un lectorat qui a reçu une formation initiale en sciences humaines, travaille dans le secteur du social, du paramédical, de la communication ou encore de la publicité et souhaite s’informer des nouvelles recherches en sciences humaines, que ce soit par intérêt professionnel ou personnel. Ce sont eux, qui, à côté des “vrais” professionnels des sciences humaines, constituent l’essentiel des abonnés de la revue.

Ce texte est issu d’une séance qui s’est tenue le 16 mai 2000 à l’Ecole de Paris du Management.

https://www.ecole.org/fr/seance/293-la-reussite-singuliere-de-la-revue-sciences-humaines