Le polar, miroir du social

Longtemps relégué au rang de littérature de gare, le roman noir n'en finit pourtant pas d'ausculter la société. Tour d'horizon d'un genre populaire mais riche d'enseignements.

On le dit vite écrit et rapidement lu. Entre deux trains ou sur la plage. Ailleurs, il fait mauvais genre. Quand ce n'est pas genre mineur. Et pourtant, si l'on voulait feuilleter l'album photos des cinquante dernières années, c'est sans doute vers lui qu'il faudrait se tourner. Qu'on l'appelle roman policier, polar ou roman noir, il ne cesse, depuis plus d'un demi-siècle, de témoigner. A sa manière. Saignante.

Au début était le hard boiled (dur à cuire). Un style particulier de récit. Publié aux Etats-Unis dès les années 20, dans des revues bon marché, il racontait des histoires pleines de sang, de fureur et de bruit. Des histoires piochées souvent dans les faits divers, cette rubrique des journaux, qui comme le relevait l'écrivain Jean-Paul Kauffman, « traduit bien mieux la réalité sociale que le discours politique » 1.

Hard boiled, ses auteurs l'étaient. Comme leurs personnages. Certains avaient combattu dans les tranchées alliées pendant la Première Guerre mondiale. D'autres avaient exercé mille métiers, embarqué dans autant de galères ou connu la prison. Tous avaient goûté à la vache enragée. Cette spécialité culinaire qu'on sert, sur des tables bancales, aux laissés-pour-compte du rêve économique.

Dashiell Hammet, Raymond Chandler, David Goodis, Horace McCoy, Chester Himes avaient vécu la rue. Ils y ont planté leurs intrigues, comme d'autres leurs dents. Le roman noir était né.

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Dévoiler l'envers du décor

Sous le double signe de la Première Guerre mondiale et de la crise de 1929, le polar s'imprègne aussitôt de son environnement, avec d'autant plus de force que ses auteurs en subissent la dureté. La violence de la société américaine (gangstérisme, conditions sociales, racisme...) lui fournit sa matière première. Quand le roman policier anglais s'en tient à de rassurantes énigmes de salon, le hard boiled, écrit R. Chandler à propos de D. Hammett, « sort le crime de son vase vénitien et le flanque dans la rue ». Que peut-il faire d'autre quand la mafia tient le pavé, quand le Ku Klux Klan allume ses bûchers et quand des milliers d'ouvriers et de petits paysans sont jetés à la rue ? « Si le crime est sorti des salons empesés, analyse Didier Daeninckx, c'est tout simplement parce que les cadavres pourrissaient sur les places de nos villes et que l'odeur a fini par imprégner les pages de nos livres 2 . »

La structure narrative du polar renforce cette imprégnation. Le procédé de l'enquête auquel il a souvent recours élargit le champ de l'investigation au-delà de la recherche d'un coupable pour embrasser l'environnement des protagonistes. Là où le roman policier classique cherche à savoir qui a tué, le polar demande pourquoi.

Ses héros, qu'ils soient détective privé, officier de police ou journaliste, agiront comme les révélateurs de ce qui aurait dû rester dans l'ombre. Et pour cause : « Dans le roman criminel violent et réaliste à l'américaine, écrit Jean-Patrick Manchette, écrivain et critique littéraire, l'ordre du droit n'est pas bon [...]. Le mal domine historiquement et sa domination est sociale et politique 3 . » Dans de telles conditions, le privé prend une dimension idéale, plus proche du cow-boy solitaire que de ses modèles véritables. Sa faculté - légale aux Etats-Unis - à enquêter et son indépendance vis-à-vis de la police lui permettent d'opérer en free lance. En marge de l'ordre établi, il observe l'envers du décor. Comme le personnage du Quai des Brumes de Pierre McOrlan, il devient celui qui voit « les choses derrière les choses ». La pourriture sous la respectabilité, la soif du gain sous la générosité, la recherche du pouvoir sous l'abnégation, l'injustice sous la loi.