Les philosophes ont toujours été ambigus à l'égard des idéaux de sagesse. Ils en poursuivent le but, tout en se disant que, l'ayant atteint, ils cesseraient d'être ce qu'ils sont. On est philosophe parce qu'on aime la sagesse, mais si on la possédait, on ne le serait plus : on rejoindrait la condition des dieux qui, comme dit Platon, n'ont nul désir d'être sages puisqu'ils le sont ; ou bien, celle des ignorants qui se croient bêtement pourvus de toute la sagesse du monde. La position est difficile : il faut aimer la sagesse sans vouloir être comblé par l'objet de son amour. Le résultat est que la plupart des philosophes aiment en réalité la philosophie, et non pas la sagesse. Ils choisissent la tension du désir qui les maintient éveillés à la vie, contre l'apathie qui caractérise la situation des dieux, ou bien l'hébétude qu'ils prêtent aux niais. Ce choix est d'ailleurs fréquemment dirigé contre ces derniers : en effet, le philosophe réserve volontiers la sagesse aux pauvres en esprit, à ceux qui se maintiennent dans une plate acceptation du monde tel qu'il va.
C'est ainsi que l'on oppose, un peu facilement, la perspective des Occidentaux à la voie suivie par les Orientaux. L'inassouvissement, cet insatiable désir d'excellence, serait, en Occident, le moteur même des progrès tant intellectuels que moraux. Pour les Orientaux, la satisfaction et la contemplation des choses telles qu'elles sont justifieraient leur immersion dans un donné naturel intangible. Autrement dit : c'est parce que l'Occident évite d'être sage qu'il fait l'histoire, alors que l'Orient stagne en prêchant la réconciliation avec le monde.
Ne sommes-nous pas ici dans l'ordre du lieu commun, qu'un système comme celui de Hegel a contribué à figer ? La philosophie serait fille d'Eros, ce dieu du désir constamment à vif. La sagesse, elle, serait irrémédiablement plate puisque, de son propre aveu, il s'agit de s'interdire d'avancer dans le monde avec des idéaux dans la tête, selon la description qu'en propose François Jullien (Un sage est sans idée, Seuil, 1998). Les Grecs ont inventé la philosophie, explique Hegel, en découvrant la subjectivité et la liberté ; les Chinois en furent bien incapables, parce qu'ils n'avaient d'autre souci que de se fondre dans l'ordre naturel. Cette opposition a longtemps formé la base de la culture de « l'honnête homme » occidental et, jusqu'à une date récente, elle conduisit à reléguer l'aspiration à la sagesse dans le domaine du mystico-religieux.
Pour un Occidental, faire de la philosophie, c'était entreprendre d'interpréter le monde aux fins de le transformer. Et c'est pour cette raison que, dès la Renaissance, la part des sciences et des techniques avait fini par croître dans les préoccupations des philosophes. La sophia appelait le savoir encyclopédique. Ni le bonheur ni la sagesse n'étaient objets de la réflexion philosophique occidentale. Ils suggéraient l'ennui, la négation de l'histoire et la glaciation de l'intelligence. Jusque dans les années 70, l'idée selon laquelle le philosophe devait tâcher de répondre à la question : « Comment faut-il vivre pour être en accord avec soi-même et avec les autres ? » était proprement refoulée. Le slogan de 68 - « Soyez réaliste, demandez l'impossible » - était alors autrement plus engageant que le prêchi-prêcha des éthiciens patentés. Pourquoi les choses ont-elles changé ? Pourquoi n'est-il plus incongru, à présent, de proclamer son désir d'une sagesse aboutie ?
Tous les sages sont dans la nature, mais assez peu dans l'histoire. On peut leur en faire reproche tant que les espoirs d'une vie meilleure sont confiés à l'avenir et qu'il semble nécessaire d'aller de l'avant. Mais on les en félicite plutôt quand vient le temps de la désillusion et avec lui, le souci de s'accrocher davantage au présent tel qu'il est. C'est d'abord ce changement d'attitude à l'égard de l'histoire qui pourrait expliquer l'actuelle réhabilitation du bonheur et de la sagesse.
Philosopher, d'Epicure à Sartre
Lorsque le philosophe Clément Rosset en appelle à la « démobilisation », dans un article de la revue Critique (février 1978), il rend emblématique le retour à Epicure auquel il invite : philosopher, c'est se guérir de la folie qui porte à croire qu'on peut maîtriser le cours des choses, suggère-t-il, c'est donc apprendre à se moquer des engagements de toutes natures. Si l'histoire n'est que la répétition des mêmes souffrances, comme le soutient Schopenhauer, il vaut bien mieux tenter de la neutraliser. Comment ? Par une ascèse qui empruntera ses modèles aux sages de l'Antiquité - à ceux qui ne se mettaient pas en tête de s'occuper de ce qui ne les regardait pas.
Voilà comment s'est réalisée la conjonction de plusieurs facteurs, qui ont trouvé un énoncé provocateur dans un mot d'ordre antisartrien : « Il faut désespérer Billancourt. » Parmi ces facteurs : l'annonce de la fin des systèmes - ces « grands récits », comme les nommait Jean-François Lyotard - qui justifiaient l'évolution du monde, prescrivaient des programmes d'action et assignaient à l'histoire une fin. Que de bruit, depuis la fin des années 80, autour du thème hégélien de la « fin de l'histoire » ! Pensez donc que les valeurs occidentales, pour lesquelles a oeuvré la philosophie depuis Platon, sont en passe de triompher à l'échelle de la planète. Cette conquête, dont la « mondialisation » offre une vision moins apaisante, conduit à concevoir une suppression progressive des conflits et l'entrée dans une ère où il pourrait faire bon gérer son temps, c'est-à-dire : vivre au rythme du retour naturel des saisons.