Le roman comme laboratoire sociologique

Lu avec attention, le roman français contemporain est une mine pour les sociologues. Il lui permet d’appréhender l’individu d’aujourd’hui avec des catégories nouvelles, tels les ambiances et les régimes d’énergie.

Il y a plusieurs manières de lire, en tant que sociologues, le roman. Et il y a bien entendu plusieurs types de roman qui sont susceptibles d’être lus par les sociologues. Dans ces choix possibles, notre projet assume une double démarche. D’une part, il réagit au divorce progressif instauré entre sociologie et littérature (encadré ci-dessous), et surtout au procès fait à une bonne partie de la production française contemporaine. D’autre part, il met en œuvre l’hypothèse qu’il existe dans la connaissance romanesque actuelle de quoi nourrir l’imagination sociologique, à condition que le sociologue veuille bien explorer cette possibilité. Nous avons donc considéré le roman français contemporain comme un laboratoire.

Ainsi, nous avons lu et étudié un corpus de 200 romans écrits par une vingtaine de romanciers français contemporains (1). Nous n’avons pas considéré les romans comme « reflétant » la réalité sociale ou les biographies des auteurs, ni comme des exemplifications de théories sociologiques préexistantes, mais bien comme un gisement de catégories nouvelles qu’un travail inductif vise à décanter, tout en assumant de manière franche notre part active de création dans cette élaboration.

Nous présenterons ici deux propositions parmi d’autres (2) qui viennent, pour l’une, complexifier nos représentations du personnage – par les régimes d’énergie – et, pour l’autre, celles des situations – par les ambiances.

La première proposition prend acte de la mise en question, voire de la liquidation d’une certaine manière de décrire le social. Si l’on a pu dire de bien des romans français contemporains qu’ils étaient désocialisés, ce constat ne repose pas vraiment sur l’omission ou l’absence de description des contextes sociaux, mais sur le caractère désinvolte des simples allusions qu’y font les écrivains. Si, dans bien des romans actuels, on sait bien ce que font les protagonistes, leurs positions de classe, leurs goûts de consommation, leurs métiers…, tout cela ne nous dit pourtant, au fond, pas grand-chose sur eux. Au grand scandale d’une certaine sociologie – l’état social des personnages n’est plus, au vu de la connaissance romanesque, un indicateur analytique toujours pertinent. Il peut même arriver, comme dans la plupart des fictions de Patrick Modiano, que l’accumulation des détails biographiques n’existe que pour opacifier tout accès réel aux personnages. Éric Holder résume bien cet exercice critique : il y a des hommes qui « inscrivent “cadre” dans l’emplacement réservé, et ça ne veut rien dire » (La Correspondante, Flammarion, 2000).

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Le personnage décrit par ses régimes d’énergie

Les romanciers s’en prennent également aux cadres psychologiques ou psychanalytiques du moi, faisant du flux de conscience une introspection creuse ou dérisoire, comme dans les romans de Christian Oster, ou parodiant les discours « prêt-à-dire » sur la maternité. Dans Pour qui vous prenez-vous ? (L’Olivier, 2001) de Geneviève Brisac, l’un des personnages féminins, est mariée à un « chercheur en sciences de l’éducation et en psychologie de l’enfance » qui lui explique souvent les réactions de sa fille, tandis qu’un autre personnage abandonne ses six enfants, un « éloignement flou » lui paraissant moins grave que l’inévitable collection de pathologies attachées à la relation maternelle.

Le personnage romanesque ne se décrit plus au travers de la position sociale, ni de la réflexivité sur soi, ou du chaos du flux de conscience, mais au travers de l’énergie, une énergie qu’il faut puiser, maintenir, doser, pour vivre et agir. Si ces descriptions peuvent intéresser le sociologue, c’est que l’énergie n’y est ni représentée comme pulsion, comme dans la psychanalyse, ni comme un élan vital porté par la modernité, mais bien décrite comme autant de branchements différenciés – et parfois problématiques avec le monde.