Le sens de la mémoire

Jean-Yves et Marc Tadié,Gallimard, 1999, 356 p., 130 F.
«Le génie littéraire avait permis de pressentir [...] la plasticité neuronale, le caractère dynamique et affectif de la mémoire. » Jean-Yves et Marc Tadié

«Mon Dieu, conservez-moi la mémoire ! », écrivit Edmond Dantès, alias le comte de Monte-Cristo, sur les murs de son cachot. Il craignait d'oublier ses souffrances, et surtout de devenir fou. Car la mémoire fait l'homme. Voilà sans doute le message principal du livre de Jean-Yves et Marc Tadié. La mémoire serait, selon eux, le sixième sens de l'être humain, celui qui lui permet d'être ce qu'il est. Pour en convaincre les lecteurs, ces deux professeurs, l'un de littérature, l'autre de neurochirurgie, qui sont aussi frères, ont rassemblé dans un même ouvrage deux mondes qui ne se fréquentent que très peu : la littérature et les sciences cognitives. Ils permettent ainsi à chaque discipline de s'enrichir au contact de l'autre, et aux lecteurs d'apprendre tout en se berçant de la beauté des textes littéraires.

Les descriptions sur le fonctionnement de la mémoire, par des philosophes ou écrivains aussi variés que saint Augustin, Denis Diderot, Henri Bergson, Châteaubriand, Marcel Proust ou Victor Hugo avaient pressenti de nombreuses découvertes des neurosciences. La précision des descriptions choisies par J.-Y. et M. Tadié, la capacité d'analyse qu'on y trouve forcent l'admiration. Ainsi Descartes écrit en mars 1630 : « La même chose qui fait envie de danser à quelques-uns, peut donner envie de pleurer aux autres. Car cela ne vient que de ce que les idées qui sont en notre mémoire sont excitées (...). Ce qui est si certain, que je juge que si on avait bien fouetté un chien cinq ou six fois, au son du violon, sitôt qu'il ouïrait une autre fois cette musique, il commencerait à crier et à s'enfuir. »

Il décrit ainsi, bien longtemps avant Pavlov, une forme élémentaire d'apprentissage, le conditionnement. Platon avait, lui, analysé un autre processus de mémoire : celui du rappel spontané. « La perception d'un objet (...) fait penser à un autre objet que l'on a oublié, et duquel se rapprochait le premier, sans lui ressembler ou en lui ressemblant. » Les conceptions récentes des sciences cognitives sur les différentes mémoires se retrouvaient elles aussi chez les philosophes et les écrivains. Ainsi, selon Paul Valéry : « Marcher, c'est se souvenir. Celui qui marche se souvient de savoir marcher - mais ce souvenir n'est pas conscient - on ne se remet pas à l'époque de l'éducation de la marche mais on marche comme si on avait toujours marché - et de même les mots comme si on les avait toujours sus. » Cette définition est exactement celle que les théoriciens actuels de la mémoire donnent de la mémoire procédurale (mémoire des gestes automatiques). H. Bergson, lui, décrit deux mémoires complémentaires, dont l'une peut être rapprochée de la mémoire de travail : cette mémoire qui retient, à la suite les uns des autres, tous nos états au fur et à mesure qu'ils se produisent, et qui permet d'agir. M. Proust, enfin, note l'importance de l'attention dans l'ancrage du souvenir : « Cette attention des maniaques qui s'efforcent de ne pas penser à autre chose pendant qu'ils ferment une porte, pour pouvoir quand l'incertitude maladive leur revient, lui opposer victorieusement le souvenir du moment où ils l'ont fermée. »