« Durant près de cinq siècles, l’idée selon laquelle les Amérindiens vivaient dans une espèce d’éternité anhistorique garda la préséance dans les travaux de recherche, pour essaimer ensuite dans les manuels scolaires, les films hollywoodiens, les articles de presse, les campagnes écologiques, le roman d’aventures populaire et les T-shirts sérigraphiés. Que la représentation soit flatteuse ou péjorative, il lui manquait dans les deux cas ce que les sociologues appellent “l’action” : les Indiens n’étaient pas des acteurs à part entière, se bornant à recevoir passivement les aubaines ou les désastres que le hasard plaçait sur leur chemin. »
Telle est l’image que Charles C. Mann, par touches successives, entreprend de modifier profondément dans cet essai historique, archéologique et anthropologique sur les Amériques pré- et postcolombiennes. Par la même occasion, il introduit le lecteur français à une histoire longue du continent américain : méconnue en Europe, elle soulève aux Etats-Unis des débats passionnés, tant elle touche aux imaginaires nationaux des communautés qui peuplent ce pays.
Suivons donc C.C. Mann, et repartons du tableau classique : tardivement venues, tardivement sédentarisées, ignorant les métaux ferreux, la roue et l’élevage animal, les sociétés amérindiennes étaient faiblement développées, fragiles et étroitement dépendantes des ressources naturelles. Argument souvent rappelé : leurs effectifs faibles ont pu donner l’impression d’un continent sous-peuplé, voire presque vide.
Voilà quarante ans, toutefois, bien des historiens ont commencé à changer d’avis. L’idée d’une catastrophe épidémique consécutive à l’arrivée des Européens est ressortie des archives, documentée, et par effet de retour a conduit, depuis les années 1960, une bonne moitié de la communauté des historiens à soutenir la thèse d’un peuplement dense de certaines régions des Amériques : la Mésoamérique, le Mississipi, l’aire andine, les Caraïbes. Un siècle après les contacts, la dégringolade démographique est, selon Noble D. Cook et Woodrow W. Borah, monstrueuse : l’aire aztèque passe de 25 millions d’âmes en 1518 à 700 000 en 1623. Une révision générale amène donc Henry F. Dobyns et William Denevan, qui publient dans les années 1970, à décrire des Amériques précolombiennes aussi peuplées que l’Europe, avec plus de 80 millions d’habitants.
Elevée à l’échelle d’un continent, cette révision drastique des chiffres ne peut pas passer inaperçue : gratifiante pour les Amérindiens, aggravante pour les colonisateurs, elle a soulevé des débats dont les enjeux se sont rapidement chargés d’animosités politiques. La démographie historique est devenue, aux Etats-Unis, une discipline à haut risque. En bon journaliste, C.C. Mann cherche cependant à nous faire profiter des développements scientifiques de cette nouvelle thèse : si les Indiens étaient nombreux, plus nombreux en tout cas qu’on le pensait avant, comment avaient-ils fait pour se développer ? C’est là qu’interviennent les recherches des archéologues.
On a en effet longtemps affirmé que les Amérindiens furent des agriculteurs tardifs, en raison – disait-on encore il y a vingt ans – du faible nombre d’espèces domesticables disponibles. Peut-être, mais quelles espèces : haricot, tomate, pomme de terre, coton et surtout le maïs, la céréale qui depuis a connu le plus vaste diffusion dans le monde qu’on puisse imaginer. L’histoire du maïs est étonnante : on ne lui connaît pas de forme intermédiaire entre le sauvage et le domestique. Il y a 6 000 ans, pense-t-on, dans une vallée du Sud-Mexique, le maïs résulta d’une « entreprise consciente et audacieuse » de sélection génétique de la part des anciens Mexicains. Aujourd’hui, il existe dans cette région quelque 5 000 variétés de maïs, et cette céréale, à elle seule, a suffi à soutenir toutes les civilisations urbaines des Amériques. Celles des anciens Mexicains, des Mayas et des Péruviens ont laissé des traces tangibles d’architectures sacrées qui, bien sûr, ont toujours impressionné les archéologues, mais semblaient, encore une fois, tardives. Les fameux Aztèques, les célèbres Incas venaient à peine de s’imposer lorsque la conquête espagnole interrompit leur histoire. Les temples mayas, quant à eux, déclinaient depuis l’an mil : rien de si ancien, en somme, qui fît concurrence aux aventures urbaines multimillénaires de notre Proche-Orient. Eh bien, c’est chose faite : depuis le milieu des années 1990, la zone côtière désertique du Pérou a livré d’étonnantes fondations du iiie millénaire avant J.-C., témoignant de civilisations urbaines précoces fondées sur l’irrigation et la pêche, et sans doute déjà structurées en Etats. C’est le Norte Chico, un modèle d’urbanisme en milieu aride, dont C.C. Mann nous explique qu’il fait tout simplement reculer les civilisations amérindiennes de 2 000 ans en arrière…
Les Amériques d’avant Colomb ont une longue histoire
Nouvelles révélations sur les Amériques avant Christophe Colomb
Charles C. Mann, trad. Marina Boraso, Albin Michel, 2007, 460 p., 22 e.
Charles C. Mann, trad. Marina Boraso, Albin Michel, 2007, 460 p., 22 e.
Si vous croyez que l’Amazonie n’est qu’une forêt vierge inhabitable, qu’il n’y avait pas de ville au Pérou avant les Incas, c’est parce que la nouvelle histoire des Amériques est encore mal connue en Europe. L’essai de Charles C. Mann est un précieux état des lieux de la recherche sur le Nouveau Monde.