Les théories du « grand partage » entre les sociétés occidentales et les autres ont dominé, après les évolutionnismes du XIXe siècle, l’ensemble des sciences sociales mondiales entre 1940 et 1980. En opposant sociétés à écriture, territoire de l’historien, et sociétés sans écriture, territoire de l’anthropologue, elles ont imposé une vision unifiée et ethnocentrique de l’écriture comme ensemble indissociable de compétences scolaires (lire, écrire et compter) et comme technologie intellectuelle ouvrant l’accès aux formes modernes et occidentales de la mémoire, du savoir, du pouvoir et de l’économie.
Mais ces théories sont remises en cause après l’ébranlement des puissances occidentales, l’émergence de formes inédites de la mondialisation économique et la diffusion des technologies de l’Internet. Cela a ouvert la voie à de nouvelles recherches sur la diversité des techniques intellectuelles qui permettent la mémorisation des événements, la tenue de comptes et l’établissement d’interactions à distance. Ainsi les quipu, forme d’écriture à nœuds utilisée depuis 5 000 ans dans l’ancien Pérou et surtout connue à partir de ses usages dans l’empire inca. Mais aussi les baguettes à entailles, utilisées comme technique de dénombrement, de gestion et d’inscription des transactions dans toute l’Europe depuis le Moyen Âge jusqu’au XXe siècle.
Un usage étendu à tous les domaines de l’économie
La baguette à entailles, en anglais tally, en allemand Kerbholz ou Kerbstock, reste un objet mystérieux. En effet, une très faible proportion des baguettes utilisées a été conservée, dans la mesure où certains de leurs usages supposaient leur destruction, qui a éveillé l’intérêt des scientifiques en ordre dispersé. Ces baguettes relèvent en effet à la fois de l’histoire du calcul, de l’histoire du droit, de l’archéologie, du folklore et de l’ethnologie. Enfin, elles sont étudiées par des traditions nationales cloisonnées et concernent trois périodes : médiévale, moderne et contemporaine.
D’après l’historien allemand Ludolf Kuchenbuch, c’est dans l’Angleterre du xie siècle qu’apparaissent les premiers témoignages, iconographiques et textuels, de baguettes à entailles. Entre le xie et le xive siècle, leur usage est attesté dans toute l’Europe, il s’étend à tous les domaines de l’économie et à tous les milieux sociaux : de l’administration royale anglaise jusqu’aux échelons inférieurs de l’administration seigneuriale en Flandre. Il concerne le commerce à longue distance dans l’espace contrôlé par la Hanse, l’association maritime des villes marchandes de l’Europe du Nord, mais aussi les sphères inférieures de l’approvisionnement en Allemagne. On le trouve dans les villes pour l’achat à crédit et pour les activités artisanales, dans les campagnes pour l’administration communale, l’achat à crédit, l’artisanat local.
Des documents d’époque mettent cet objet en scène. À la fin du xiie siècle, l’illustrateur des Étymologies (la grande œuvre de l’évêque espagnol Isidore de Séville, v. 570-636) représente, pour le mot « Arithmetica », un personnage tenant en main une baguette simple comme emblème des arts du comptage. C’est aussi une baguette simple que tient en main un personnage qui surveille le battage et le vannage des grains sur l’aire, dans le calendrier de la Christ Church à Canterbury, à la fin du xie siècle, pour illustrer le mois de décembre. Cette fois, la baguette simple représente la mesure des grains. D’autres témoignages en font un symbole de gestion rigoureuse des biens d’un orphelin par son tuteur, ou encore un symbole du règlement des comptes dans les monastères cisterciens – où les moines sont dotés à la fois du savoir scriptural (un registre foncier) et du bâton de compte. Avec la Réforme, la baguette à entailles devient un signe du rachat des fautes, comme en témoigne l’expression proverbiale allemande, « avoir une marque sur sa baguette », qui désigne autant les fautes morales que les dettes économiques.
D’abord attribut du pouvoir, la baguette à entailles se généralise, peut-être surtout dans le domaine de la vente à crédit, c’est-à-dire sous la forme de la baguette double utilisée entre marchands mais aussi entre détaillants et consommateurs. Son utilisation se répand dans les classes populaires, où le système des entailles persiste jusqu’au XXe siècle : par exemple en France pour payer le boulanger ou le boucher. Plus récemment encore, on en trouve la survivance dans le comptage des tournées au café par une marque sur les dessous de verre en carton. Mais parallèlement, la baguette à entailles fut rapidement disqualifiée comme pratique archaïque et illettrée. Dès le XVIe siècle se répandent les représentations des marchands en train de tenir leur livre de comptes, lunettes sur les yeux, plume à la main, en même temps qu’ils comptent des espèces sonnantes et trébuchantes de la main gauche. Au xviiie siècle, la baguette devient définitivement un attribut des couches sociales incultes, alors qu’un siècle plus tôt, de superbes tallies sculptées entraient dans le Trésor de la Banque d’Angleterre.
On distingue habituellement deux types de baguettes, la baguette simple (single tally), ou bâton de comptage, et la baguette double (split tally), marquée par des encoches sur toute sa largeur puis fendue en deux dans le sens de la longueur, chaque moitié étant conservée par les deux participants à la transaction. Je m’intéresse ici à l’écriture des transactions et non aux techniques de comptabilité utilisées dans la gestion des administrations et des domaines, dont relève la baguette simple. Je reviendrai donc en détail sur le fonctionnement de la baguette double, instrument de transaction par excellence.