Alors qu'elle a 8 ans et demi, Anny Duperey découvre, un matin, ses parents morts, asphyxiés dans leur salle de bains. A partir de ce jour, celle qui est devenue depuis une actrice connue oublie radicalement tout ce qu'elle avait vécu jusque-là. « Je dois donc garder l'impression que je suis née du matin où ils sont morts. », écrit-elle. Cette amnésie, elle l'appelle « vide noir, trou noir, écran vide, le brouillard, l'enterrement d'une partie de ma vie », et elle conte l'histoire douloureuse de ce refoulement dans son livre Le Voile noir 1. Les conséquences de ce refoulement - qu'elle reconnaît par ailleurs avoir été « un anticorps à la douleur » - sont multiples. Elle se sent pauvre et amputée, a la sensation d'être coupée en deux, d'être empoisonnée par un chagrin cadenassé, de glisser dans un trou de tristesse sans fond. Elle ressent un désespoir brut, elle est habitée par l'angoisse et par un sentiment de malheur qu'elle cherche à étouffer de toutes ses forces, mais qui réussissent à sourdre par des moyens détournés. Ce seront une série de cauchemars de mort, pendant lesquels elle hurle d'impuissance et de douleur, deux tentatives de suicide, des crises de sommeil incoercibles dès qu'elle revient dans sa ville natale, enfin, une stérilité psychogène d'une dizaine d'années. « Ne pas voir » évoque l'image employée par Anny Duperey pour illustrer son propre refoulement : le voile noir.
Ce cas dramatique illustre avec force le processus de refoulement, qui consiste à rejeter dans l'inconscient des représentations traumatisantes qui demeurent actives, tout en étant inaccessibles à la prise de conscience. Le retour du refoulé intervient en cas d'échec ou d'insuffisance du refoulement.
Le refoulement fait partie des « mécanismes de défense », exposés pour la première fois par Sigmund Freud en 1894, dans l'article « Les psychonévroses de défense », puis dans des écrits ultérieurs 2. S. Freud utilise le terme de défense pour désigner tous les procédés dont se sert le moi dans les conflits susceptibles d'aboutir à une névrose.
L'histoire ultérieure des mécanismes de défense est surtout liée à Anna Freud qui publie, en 1936, Le Moi et les Mécanismes de défense, où elle rassemble les connaissances alors disponibles, apporte ses propres contributions théoriques, et présente les éléments fondamentaux de ce qui est devenu, par la suite, une technique particulière, « l'analyse de défense » 3. Mentionnons aussi la contribution de Mélanie Klein, affirmant qu'il existe dès la naissance un moi capable d'éprouver de l'angoisse et d'employer des mécanismes de défense.
Une réponse adaptative
S. Freud avait découvert les mécanismes de défense au travers de l'étude de cas pathologiques, mais les cliniciens se sont très rapidement aperçus que ces mécanismes peuvent avoir des fonctions aussi bien positives que négatives. De plus en plus, ces mécanismes sont conçus comme des réponses adaptatives, des processus de régulation visant à restaurer l'équilibre psychique. Par exemple, George E. Vaillant estime qu'ils visent non pas à faire disparaître l'affect pénible, mais plutôt à agir sur lui, donc à réduire la douleur 4. Cet auteur propose une classification des mécanismes de défense en plusieurs catégories, l'une d'entre elles regroupant les défenses matures, qui comprennent notamment l'altruisme, la sublimation et l'humour.
Au sens restreint retenu par S. Freud, l'humour consiste à présenter une situation vécue comme traumatisante de manière à en dégager les aspects plaisants, ironiques, insolites. C'est dans ce cas seulement (humour appliqué à soi-même) qu'il peut être considéré comme un mécanisme de défense. Dans les trois exemples présentés par S. Freud en tête des quelques pages consacrées à cette défense dans Le Mot d'esprit, trois condamnés à mort ont le courage de plaisanter sur leur propre sort, malgré leur situation désespérée, sans agresser qui que ce soit. Le premier, allant un lundi à la potence, s'écrie : « Eh bien, la semaine commence bien ! » Le deuxième, qui se trouve dans la même situation, réclame un foulard afin de ne pas s'enrhumer. Le troisième enfin, Hernani dans la pièce de Victor Hugo, demande à être décapité la tête couverte puisque c'est une prérogative des grands d'Espagne de ne pas se découvrir devant le roi.
L'importance des mécanismes de défense dans le fonctionnement psychique, aussi bien normal que pathologique, explique l'intérêt toujours plus grand que les cliniciens leur portent. Ainsi, ce concept centenaire dont il est fait un usage quotidien ne donne aucun signe de vieillissement. L'étude de son évolution contemporaine constitue un excellent exemple des remaniements qui ont lieu dans le domaine de la psychologie clinique et de la psychopathologie.
Au fil des ans, le nombre des mécanismes de défense repérés par les psychologues a eu tendance à augmenter. S. Freud avait décrit, au départ, les dix mécanismes de défense qu'A. Freud reprend dans sa liste de 1936 : le refoulement, la régression, la formation réactionnelle, l'isolation de l'affect, l'annulation rétroactive, la projection, l'introjection, le retournement contre soi, la transformation en contraire et la sublimation. Mais S. Freud a évoqué dans ses écrits d'autres mécanismes comme le clivage, la (dé)négation, la mise à l'écart, l'humour, le déni et la rationalisation. Une étude attentive de l'ouvrage de 1936 d'A. Freud montre qu'elle avait abordé au moins vingt mécanismes de défense. Des recherches que j'ai menées, avec Marie-Madeleine Jacquet et Claude Lhote, m'ont permis d'identifier 71 mécanismes dont certains correspondent en fait à une conception élargie des mécanismes de défense 5. Cette tendance à l'augmentation du nombre des mécanismes reflète une position que le psychanalyste Daniel Widlöcher soulignait dès le début du cours qu'il a donné, en 1971-1972, à l'Institut de psychologie : « Toutes nos conduites peuvent être considérées comme des mécanismes de défense. »6 On constate cependant un virage récent vers une réduction du nombre des mécanismes de défense. Par exemple, R. Plutchik et ses collaborateurs étudient les relations entre seize mécanismes de défense 7. Pour cela, ils demandent à des psychiatres expérimentés de comparer chacun des seize mécanismes avec chaque autre, en termes de degrés de similitude. Cette analyse permet à R. Plutchik et à son équipe de regrouper certains mécanismes et d'en opposer d'autres. Ils ont donc réuni des processus comme le déni, le refoulement et l'annulation rétroactive ; ou bien l'intellectualisation, la rationalisation et l'isolation de l'affect. Inversement, il y a une nette opposition entre la sublimation et la régression, ou entre l'activisme et le refoulement. Ces résultats conduisent R. Plutchik à proposer une liste de seulement huit défenses de base : le refoulement, le déplacement, la formation réactionnelle, le déni, la projection, l'intellectualisation, la régression et la compensation 8. R. Plutchik met ce dernier mécanisme moins connu en relation avec la tristesse engendrée par une perte et avec l'anxiété que crée le doute quant à la possibilité de recouvrer l'objet perdu.