Les nouveaux visages de la pauvreté

A travers les thèmes de la précarité et de l'exclusion, la pauvreté est devenue une préoccupation dominante. Pourtant, le taux de pauvreté s'est stabilisé au cours de ces dernières années... Un paradoxe apparent qui peut s'expliquer par les biais statistiques mais aussi par l'évolution des représentations collectives du phénomène.

Le réflexe spontané, lorsque l'on se penche sur la question de la pauvreté, est de commencer par définir qui sont les pauvres afin de les compter, d'étudier comment ils vivent et d'analyser l'évolution de leur situation dans le temps. Les économistes et les statisticiens de la pauvreté ont toujours cherché à donner une définition substantialiste de ce phénomène social. Il existe aujourd'hui une abondante documentation sur la mesure statistique de la pauvreté. La plupart des travaux sont fondés sur une conception relative de la pauvreté, sachant qu'il est difficile, sinon impossible, de définir une fois pour toutes un seuil absolu. Si l'on se réfère à l'approche monétaire, qui est de loin la plus répandue, il y aurait en France, d'après l'enquête «budget fiscaux» de l'Insee de 1994, 2,4 millions de ménages en situation de pauvreté, soit 5,5 millions de personnes, parmi lesquelles on dénombrerait 1,1 million d'enfants de moins de 14 ans 1. Il est surtout frappant de constater que le taux de pauvreté s'est stabilisé au cours des dix dernières années aux alentours de 10 % 2.

Il y aurait en France 2,4 millions de ménages en situation de pauvreté, soit 5,5 millions de personnes

Ce constat de stabilité apparaît en contradiction majeure avec les représentations collectives et le débat public sur ce sujet. Depuis le milieu des années 80, on s'inquiète en effet de la situation des « nouveaux pauvres », des « précaires » ou des « exclus ». On va même jusqu'à parler de sécession entre deux France qui s'ignorent. Le débat sur l'exclusion est depuis le début des années 90 au coeur de l'actualité, dans les programmes politiques et les actions menées sur le terrain. Ce mot est devenu en quelques années le support des discussions sur l'avenir social de notre pays. Il avive les angoisses de franges nombreuses de la population, inquiètes face au risque de se voir un jour prises dans la spirale de la précarité, et accompagne le sentiment presque généralisé d'une dégradation de la cohésion sociale. Dans le prolongement de ces réflexions, une loi contre les exclusions a été votée le 31 juillet 1998.

Le taux de pauvreté s'est stabilisé au cours des dix dernières années aux alentours de 10 %

Comment peut-on expliquer ce décalage entre l'évolution de la pauvreté et les représentations collectives ? On peut avancer ici trois explications : 1) la mesure monétaire de la pauvreté est insuffisante et nécessite l'élaboration d'un autre cadre analytique ; 2) les représentations collectives de la pauvreté sont fondées avant tout sur la dégradation du marché de l'emploi et sur le risque d'exclusion ; 3) le champ de l'intervention des pouvoirs publics s'est accru dans le domaine des politiques sociales, ce qui renforce la dépendance financière et institutionnelle de franges nombreuses de la population à l'égard des services sociaux et transforme le rapport que la société française entretient avec « ses » pauvres.

L'approche monétaire de la pauvreté prend en compte l'ensemble des revenus du ménage. Le seuil de pauvreté dépend alors de la distribution des revenus. La norme en France est de retenir le seuil de 50 % du revenu médian (soit le revenu maximum gagné par la moitié de la population). Ainsi est considéré comme pauvre, un ménage dont le niveau de vie mesuré par le revenu par unité de consommation est inférieur à la moitié du revenu médian, c'est-à-dire 3 800 francs par mois pour une personne seule. Cette mesure est purement conventionnelle, et il suffit de passer d'un seuil de 50 % à 40 % ou 60 %, comme le suggèrent certains statisticiens, pour que le nombre de pauvres change. Enfin, il faut souligner la difficulté afin de déterminer une échelle d'équivalence pour tenir compte de la taille du ménage.

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Pendant de nombreuses années, l'Insee a retenu l'échelle dite d'Oxford qui consiste à attribuer au premier adulte du ménage 1 unité de consommation, aux autres adultes 0,7 unité de consommation et aux enfants de moins de 14 ans 0,5. Beaucoup considèrent qu'elle n'est plus adaptée à la structure actuelle de la consommation. Elle sous-estimerait les économies d'échelle des ménages, puisque l'habitation est devenue le principal poste budgétaire à la place de l'alimentation et de l'habillement. C'est pourquoi l'Insee adopte désormais les coefficients 1 pour le premier adulte, 0,5 pour les autres adultes, 0,3 pour les enfants de moins de 14 ans.