Les primitifs chez les modernes

L'intérêt pour les arts primitifs est né au début du xxe siècle chez des artistes soucieux de retrouver dans l'exotisme une expression plus simple et plus pure. Ce genre d'emprunt aux arts populaires se produira à plusieurs reprises au xxe siècle, influençant durablement notre perception des arts indigènes.

Maurice de Vlaminck, André Derain, Henri Matisse, Pablo Picasso, Emil Nolde, Wassily Kandinsky, Franz Marc, Carlo D. Carrà... les oeuvres des artistes dits primitivistes s'alignent dans nos musées et nos histoires de l'art avec toute la force des évidences : le transfert littéral de tel ou tel détail, de tel ou tel profil d'objet qui se révèle tiré d'un masque africain ou d'une sculpture océanienne, provoque souvent la surprise. Prenons par exemple un des tableaux les plus connus de Matisse (1869-1954), le Portrait de Madame Matisse (1905). Un masque africain punu du Ghana a été, semble-t-il, sa source directe. Nul ne peut le nier : l'emprunt est là, de toute évidence. Les artistes des avant-gardes européennes du xxe siècle se sont inspirés directement des arts primitifs, bien plus souvent qu'on a pu le penser.

Le primitivisme a donc été un choix esthétique essentiel pour l'art moderne. Mais d'où vient-il ? Quelles sont ses racines historiques ? Certains historiens pensent qu'il faut chercher l'origine du mouvement primitiviste dans l'oeuvre de Paul Gauguin (1848-1903), un artiste qui a voulu abandonner les vieux parapets de l'Occident et qui s'est lui-même voué à la vie primitive. Selon la grande majorité des historiens, c'est à son aspiration à dépasser les limites de notre civilisation que nous devons la « découverte » de l'art primitif. Toutefois, lorsqu'on passe du registre biographique à la lecture des oeuvres, on ne peut que constater que rien ne permet vraiment de l'affirmer. Comme l'a écrit l'historien américain William Rubin, un des meilleurs spécialistes de l'histoire du primitivisme, les objets d'art polynésiens qui inspiraient Gauguin ne lui servaient en effet que comme des symboles, ou même comme des « éléments purement décoratifs » 1.

Ce qui est « primitiviste » chez Gauguin, c'est plus un projet de vie qu'un travail qui s'élabore dans l'oeuvre. Ses oeuvres tendent vers le primitivisme, mais ne le réalisent jamais. S'il a été primitiviste, il l'a donc été malgré lui, presque de manière involontaire. Si le primitivisme, au sens propre, est un choix poétique - peu importe qu'il implique l'emprunt conscient de formes, ou toute autre manière d'établir une relation aux arts primitifs capable d'influencer le style -, il n'a pas son lieu de naissance dans l'oeuvre de Gauguin.

La légende du primitivisme

Quand et où naît donc le primitivisme dans l'art des avant-gardes du xxe siècle ? Pendant longtemps, on s'est contenté du récit qu'en fait de Vlaminck (1876-1958) dans ses mémoires. En voici l'essentiel : après avoir peint toute la journée (nous sommes à Argenteuil, en l'été 1906), de Vlaminck s'arrêta dans un bistrot pour prendre un verre et se reposer. Pendant qu'il buvait son verre, le peintre remarqua trois objets africains qui se trouvaient sur une étagère derrière le zinc. Deux de ces objets peints en rouge, jaune et blanc étaient des sculptures yorubas, venant du Dahomey. Le troisième, qui n'était pas peint, était en bois sombre et venait de la Côte-d'Ivoire. De Vlaminck fut tellement frappé par la force de ces objets qu'il les acheta au patron du bistrot. Quelques jours plus tard, après une longue discussion avec Derain (1880-1954), les deux artistes apportèrent ces objets à Picasso (1881-1973).