Pour l’honneur de l’esprit humain, tel est le titre choisi par le mathématicien Jean Dieudonné pour son histoire des mathématiques 1. Il se veut une prise de position en faveur de l’autonomie des mathématiques vis-à-vis de toute préoccupation utilitaire. Le titre reflète aussi une façon de raconter l’histoire d’une discipline qui se déploie dans son univers propre, sans lien avec le monde extérieur.
Il est pourtant une autre façon de raconter l’histoire des mathématiques. Elle consiste à prendre en compte les forces sociales qui leur ont permis de naître et de se développer. Cette approche ne remet pas en cause l’universalité des mathématiques, mais, au contraire, montre à quelles conditions cette universalité a pu émerger.
La géométrie, un don du Nil ?
Dans le Livre XVII de sa Géographie, le Grec Strabon raconte que la géométrie serait née en Égypte des besoins de l’arpentage. Comme les crues du Nil inondaient chaque année les champs, il fallait refaire systématiquement le bornage des terres cultivables et pour cela « recommencer, et toujours et toujours, le mesurage ou arpentage des champs. On veut même que ce soit là l’origine de la géométrie 2. »
La géométrie fille de l’agriculture ? Le problème est commun à l’Égypte, à la Mésopotamie, à l’Inde ou à la Chine antique. L’administration centralisée des activités agricoles exige aussi la mesure des champs pour calculer le montant des impôts ou régler les héritages.
Si la géométrie est fille de l’arpentage, l’arithmétique, elle, serait née du commerce et de la comptabilité. En Mésopotamie, les grands propriétaires comptent leurs bêtes avant de les confier aux bergers. Ils utilisent pour cela un système de jetons en argile, appelés calculi (petits cailloux). Le commerce (du bois, du blé, de l’huile, etc.) exige aussi de calculer prix et proportions, ce qui conduit à mettre au point un système de calcul (en base 60) ; à utiliser des opérations telles qu’addition, soustraction, multiplication ou calcul de racine carrée ; mais aussi à calculer des fractions et effectuer des règles de trois. La connaissance des mathématiques est alors le privilège des castes chargées de la collecte des impôts ou du commerce. En Mésopotamie, en Égypte, en Chine ou en Inde, les premiers écrits mathématiques révèlent tous le même type de problèmes : il y est question de mesures de terrains, de volumes de céréales, de calculs d’impôts. Ainsi sont posées les bases des mathématiques.
Les logiques sociales continuent à peser sur les mathématiques. L’étude des coniques par exemple – domaine de prédilection de la géométrie grecque – s’est développée en lien avec l’architecture des monuments, aux piliers coniques. L’algèbre se déploie en terre d’Islam, dans un monde de marchands. Et c’est encore le commerce qui stimule l’arrivée de l’algèbre en Italie au Moyen Âge. Le calcul des probabilités, lui, naît au 17e siècle en lien avec les jeux de hasard, déjà très prisés à l’époque de Pascal 3. La statistique s’est déployée au 19e siècle avec les grandes enquêtes sur les populations. Aujourd’hui encore, le big data (gestion des données numériques) est une source de nouveaux questionnements pour la création mathématique 4.