Lorsque nous avons créé ce mensuel, en 1990, l'heure était plutôt à la morosité. On entendait dire que les sciences humaines se portaient mal, qu'elles étaient « en crise ». Dès 1983, Marcel Gauchet avait déjà évoqué le « marasme des sciences molles » dans un numéro du Magazine littéraire consacré à « la crise des sciences humaines » 1. Les années 80 avaient vu la disparition des grands maîtres à penser d'une époque : Roland Barthes, Jean Piaget, Jacques Lacan, Michel Foucault, Fernand Braudel, Louis Althusser. Les débats autour de l'héritage de Marx ou de Freud (« que reste-t-il du marxisme ? », « de la psychanalyse ? ») n'intéressaient plus grand monde. Le « silence des intellectuels » accompagnait un mouvement de spécialisation des recherches vers des territoires morcelés. A l'intellectuel engagé se substituait le profil morne de l'expert et du spécialiste. La philosophie relevait la tête et commençait à éclipser les sciences humaines sur la scène intellectuelle. La crise de l'édition exigeait le repli des éditeurs vers des niches plus étroites ou vers les manuels para-universitaires ; car les étudiants eux-mêmes étaient devenus plus sages et utilitaristes... Bref : la crise, quoi !
Mais comme souvent, le mot crise cache la difficulté à penser les changements en cours. Et des évolutions - contrastées - étaient en train de s'opérer sur plusieurs plans :
- Celui des idées d'abord : la pensée ayant horreur du vide, d'autres modèles, d'autres références, d'autres objets d'études allaient bientôt succéder aux anciens.
- Sur le plan des postures intellectuelles, quelque chose aussi était en train de changer. Les nouvelles générations de chercheurs, de professeurs, d'étudiants arrivaient sur la scène, animées d'un autre état d'esprit que leurs devancières.
Bref, une nouvelle époque s'ouvrait. Et avec un peu de recul, on peut mieux en cerner aujourd'hui les contours.
Nouveaux concepts, nouvelles approches.
A vouloir décrire les sciences humaines à partir de quelques tendances - auteurs marquants ou paradigmes dominants -, on en donne une image superficielle. Réduites à quelques têtes d'affiches ou écoles de pensée, on laisse accroire qu'elles évoluent toutes d'un même pas en fonction de modes intellectuelles. Après la pensée 68, le retour du sujet, adieu la psychanalyse, voilà les neurosciences ; fini Keynes, voici les néo- classiques ; exit les structures, bonjour l'acteur... en attendant, bien sûr, le retour de Marx, de Freud, ou l'avènement des néo-traditionnels qui supplanteront peut-être les postmodernes !
Or, les choses n'évoluent (heureusement) pas au seul rythme des vogues intellectuelles. Les champs de recherche, les modèles et les méthodes ne se laissent pas enfermer par quelques mouvements de surface. De la psychologie de l'enfant à la géographie urbaine, de la sociologie des banlieues à l'histoire de la Grèce antique, chaque domaine d'étude suit aussi sa dynamique propre, souvent souterraine, hors des bruits de l'actualité éditoriale.
Inversement, le constat d'une totale autonomie des disciplines ne donne pas une image exacte de la réalité. Il existe de réelles lames de fond qui transcendent parfois les barrières disciplinaires. Des paradigmes- s'éclipsent et d'autres deviennent centraux ; des concepts migrent d'un domaine à l'autre. Sous l'impulsion de quelques centres d'innovateurs, des ondes de choc se propagent.
De ces dix dernières années, on peut aisément repérer quelques lignes de forces qui ont marqué les esprits et contribué à changer le regard des chercheurs.
De l'individu à l'acteur.
Les années 80 furent présentées comme celles de « l'individu-roi » (Gilles Lipovestky), et dans le domaine des sciences sociales, comme celles du « retour de l'acteur »2.
Le sociologue Raymond Boudon avait tout d'abord tenté une OPA sur toute l'histoire de la sociologie, expliquant qu'il n'existait au fond chez Weber ou Durkheim, Tocqueville ou Simmel, qu'une seule façon d'aborder les phénomènes sociaux : l'individualisme méthodologique- 3. Ce modèle connaissait alors des développements fertiles en micro-économie (théorie des jeux-, anticipation rationnelle) et en sciences politiques avec la théorie du rational choice-.
A cette version individualiste de l'acteur-, la plupart des sociologues ont préféré une autre figure. Celle d'un acteur porteur de projets, de valeurs, tiraillé entre des mobiles et rationalités multiples 4. Les études du Cadis (Alain Touraine, François Dubet, Michel Wieviorka), celles menées sur la famille (François de Singly, Jean-Claude Kaufmann, Irène Théry, etc.), les nouvelles analyses de l'action ont également montré, parmi bien d'autres, les tensions et contradictions de l'individu contemporain 5.