Lev S. Vygotski (1896-1934)

Lev S. Vygotski : le social dans la psychologie

Longtemps méconnue, l'œuvre de Lev S. Vygotski nourrit aujourd'hui de nombreux champs, de la psychologie du travail aux sciences de l'éducation. Elle met en particulier l'accent sur la construction sociale de l'intelligence.

Devenue une cible pour le régime stalinien, la psychologie de Lev S. Vygotski a d'abord été victime en URSS de la domination sans partage du naturalisme pavlovien, qui ramenait toute la vie psychologique à un réflexe conditionné. A partir des années 1960, l'œuvre sort du refoulement scientifique et social, mais elle n'a pas fini pour autant d'être malmenée. En 1962, MIT Press publie en anglais un condensé de Pensée et Langage 1. L'ouvrage ? Mind in Society ? fait le tiers du volume de l'édition originale. Il faudra du temps pour prendre la mesure des graves défauts de cette édition américaine pourtant salutaire. La première édition française, traduite et publiée par Françoise Sève en 1985 après beaucoup d'éditions européennes, est devenue une référence. La Psychologie de l'art, thèse de L.S. Vygotski et ouvrage également majeur, n'est paru qu'en 2005 2.

Malmenée, la reconnaissance de cette œuvre pourrait pourtant bien s'avérer de plus en plus utile dans la période qui vient. Au moment où la psychologie est devenue une vraie « puissance » sociale sans pouvoir échapper à tous les « défauts de fabrication » qui ont accompagné sa naissance, l'inspiration vygotskienne est bien plus qu'une force de rappel. Assez curieusement elle s'est diffusée en ordre dispersé. On la retrouve bien sûr dans le champ de l'enfance et de l'éducation où de nombreuses équipes de recherches l'utilisent. Mais elle agit aussi aujourd'hui en psychologie du travail ou en ergonomie 3. De même, le développement actuel des neurosciences étaye les résultats neuropsychologiques obtenus par Alexander Luria après la mort de L.S. Vygotski : si le cerveau se révèle de plus en plus comme une ressource insoupçonnée pour la pensée, il n'en est pas la source. Celle-ci se trouve dans le commerce des hommes entre eux.

L.S. Vygotski ne se serait pas alarmé de la dispersion des implications empiriques de son travail. Il n'avait guère de goût pour « créer une école à côté des autres 4 ». Sa seule prétention était de faire de la psychologie tout court. Pour lui, de l'enfant à l'adulte, subjectivité, société et cognition sont liées ou déliées dans l'action.

Le social, source et ressource de la pensée

C'est sans doute pourquoi son œuvre est le plus souvent regardée comme une réhabilitation du rôle du « social » dans le développement de l'enfant. Et en effet, à la différence de Jean Piaget pour qui l'enfant apprend en trouvant en lui-même les ressources pour agir sur le monde physique des objets matériels, L.S. Vygotski considère que ces ressources lui sont fournies par ses relations, à la fois dans les interactions avec les autres ainsi que dans l'histoire et la culture transmise grâce au langage. Pour lui, il n'y a pas de pensée sans destinataire et, dans l'action conjointe des sujets sur le monde, cette pensée est toujours médiatisée par le langage et la culture.

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Dans ce domaine, il aura été un précurseur de ce qu'on appelle aujourd'hui la « cognition située » qui s'oppose à l'approche mentaliste et désincarnée d'une intelligence qui n'aurait ni racine corporelle ni racine sociale. L'original dans sa critique de J. Piaget est qu'elle s'est faite en utilisant les résultats de celui-ci. Dans Pensée et Langage, il écrit que J. Piaget lui-même a dû expliquer la naissance de la réflexion enfantine à partir de la dispute : « Il a montré comment cette réflexion survient après l'apparition de la discussion véritable au sein d'une collectivité d'enfants, comment c'est seulement dans la dispute qu'émergent les éléments fonctionnels qui déclenchent le développement de la réflexion 5. » En fait, pour L.S. Vygotski, l'activité sociale apparaît deux fois dans l'activité individuelle. D'abord source de l'activité individuelle, la vie sociale devient ressource pour cette activité individuelle. Dans ce mouvement des sources et des ressources, l'activité individuelle se développe dans l'activité sociale. La conduite s'affranchira des formes sociales, non pas en les niant mais par la voie de leur développement. C'est à cette condition que l'enfant pourra engager son activité propre dans une autre histoire que la sienne, « y mettre du sien » et devenir unique en son genre. L'individu devient sujet psychologique quand il se met à employer à son propre égard, et à sa manière, les formes de conduite que les autres ont employées d'abord envers lui. Il fait seul et autrement ce qu'il a d'abord expérimenté avec les autres en se trouvant avec eux « une tête au-dessus de lui-même » dans une zone de développement potentiel.