Lire, rêver et vivre Entretien avec Boris Cyrulnik

La lecture active la rêverie et l’exploration mentale. Elle aide à se raconter des histoires, processus vital aussi bien pour les individus que pour les sociétés.

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À quand remontent vos premiers souvenirs de lecture ?

J’ai un souvenir précis. Mes parents avaient disparu pendant la guerre. Ils n’étaient pas morts, ils avaient disparu… J’ai été recueilli à Bordeaux par une famille de Justes, la famille Farges. Un jour, après la Libération, alors que je jouais sous une table, j’ai entendu Mme Farges se fâcher contre sa fille, Margot : « Mais tu ne comprends donc pas que ses parents ne reviendront jamais ? Jamais ! » J’avais 7 ans. J’ai compris que mes parents étaient morts. Morts-disparus ; je n’aurai jamais de certificat de décès. Cela va peut-être vous paraître étrange, mais ma première réaction a été de me dire : « Il faut que j’apprenne à lire car on doit parler d’eux dans un journal ; ainsi je saurai qui ils sont. »

Derrière ce désir, il y avait aussi la volonté de comprendre ce qui pouvait bien se passer dans la tête des autres. J’ai eu très tôt l’intuition que seuls les livres permettaient ça : visiter d’autres mondes mentaux. Je voulais aussi pouvoir écrire l’histoire de mes parents, pour donner un peu de dignité à leur disparition, comme George Perec. En même temps, j’espérais devenir médecin, car on m’avait dit que c’était le rêve de ma mère. Voici donc le point de départ fantasmatique de ma trajectoire de vie. Je me disais que rien ne pouvait rendre plus heureux que d’être médecin et écrivain.

Dans votre livre, La nuit, j’écrirai des soleils, vous écrivez que les livres vous ont « sauvé ». De quelle manière ?

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J’ai vécu un risque mortel pendant la guerre, mais j’ai reçu de l’affection. Les Justes qui m’ont recueilli me sécurisaient. À la Libération en revanche, j’ai connu un désert affectif. Je suis passé d’institution en institution. Beaucoup étaient maltraitantes, avec des moniteurs hostiles et brutaux. La seule beauté à laquelle j’avais accès était dans la rêverie. Les livres avaient ce mérite immense de m’offrir des prétextes à rêverie, ils m’aidaient à me fabriquer des histoires. Je ne lisais pas comme aujourd’hui, pour trouver des idées ou passer du bon temps. C’était tout autre chose. La rêverie permet de se façonner un univers qui nous convient. J’ai retrouvé ça chez les enfants qui ont grandi dans les orphelinats roumains. Ils se créaient des univers de beauté avec des papiers de bonbons et des ficelles dorées, dont ils imaginaient qu’une maman les avait donnés à son enfant. Ils en tiraient des rêveries merveilleuses, souvent avec des animaux. Ces jeux leur permettaient de déclencher une sensation affective. Je me souviens pour ma part d’une rêverie où je trouvais un tronc d’arbre creux ; je descendais sous la terre ; j’y trouvais de la lumière et des animaux auprès desquels je trouvais un refuge face à la brutalité du monde. Je vivais dans un monde clivé. D’un côté, il y avait le réel sordide, méchant, mortifère, hostile, méprisant. De l’autre, il existait un monde de beauté, de chaleur, d’affectivité, intensément ressenti. Le fait de lire et de rêver m’ouvrait la porte de cet univers-là.