À l’instar de Descartes au XVIIe siècle, le célèbre linguiste américain Noam Chomsky 1, professeur émérite du Massachusetts Institute of Technology (MIT), parle du langage (sans le définir clairement) comme d’une propriété spécifique de l’espèce humaine.
Toutefois, dans un essai récent intitulé D’où vient le langage humain ? Essai de reconstitution évolutive 2, le psychologue et linguiste belge Jean-Adolphe Rondal, professeur émérite de l’université de Liège, défend l’idée inverse. Et de fait, à la lumière des travaux scientifiques, il apparaît clairement que le langage n’est pas l’apanage de l’homme, mais constitue aussi une réalité du monde animal. Mieux encore, le professeur Rondal tire profit des recherches réalisées notamment chez les abeilles mellifiques, les singes et les mammifères aquatiques, pour montrer que certaines composantes du langage humain sont déjà présentes dans la nature, sous une forme rudimentaire.
Dans les années 1930, un couple de chercheurs, les Kellogg, élève chez eux un bébé chimpanzé femelle du nom de Gua, en compagnie d’un bébé humain. L’un et l’autre sont traités de la même façon, y compris sur le plan de la stimulation langagière. Gua ne pourra jamais prononcer un seul mot. Une vingtaine d’années plus tard, un autre couple, les Hayes, réitère l’expérience avec un autre jeune chimpanzé femelle, Viki. « Mais après plusieurs années d’entraînement, elle ne pouvait prononcer que quatre mots de l’anglais (…), médiocrement articulés, et en comprendre une petite dizaine », indique Jean-Adolphe Rondal dans son essai. Conclusion avancée à l’époque : puisque les singes sont incapables de parler, ils ne possèdent aucune capacité langagière.
Le manège des abeilles mellifiques
C’était aller un peu vite en besogne, confondre langage et parole. Et renvoyer nos congénères sourds-muets dans un ghetto d’incommunicabilité… Par ailleurs, on sait aujourd’hui que les primates sont dépourvus des structures anatomiques et neurologiques sur lesquelles s’appuie la parole humaine. En réalité, ainsi que le précise Jean-Adolphe Rondal, le langage « peut emprunter virtuellement n’importe quelle modalité sensori-motrice ». Il peut être fait de paroles, de gestes, d’écrits, de sifflements, de tambourinements…
Le système langagier humain est formé de diverses composantes : le lexique (ensemble des mots constituant une langue), la morphosyntaxe (ordre des mots et morphologie grammaticale : genre, nombre, accords…), la matrice sémantique (rapports de sens entre les mots), les régulations pragmatiques (aspects sociaux et communicatifs) et l’organisation du discours (ensemble de phrases). Ces composantes sont caractérisées par leur dissociabilité, c’est-à-dire leur autonomie de l’une par rapport à l’autre. Par exemple, à la suite de telle ou telle lésion cérébrale, un individu pourra perdre toute aptitude syntaxique (organisation des énoncés), tout en conservant des capacités lexicales largement intactes. Jean-Adolphe Rondal insiste sur la nature fondamentalement modulaire du système langagier. Ce qui plaide pour une construction évolutive du langage humain au cours de la phylogenèse (l’évolution de l’espèce). « On est en droit de postuler, écrit-il à propos de ces diverses composantes, qu’elles ont pu exister préalablement (c’est-à-dire dans l’évolution des espèces) à l’état isolé et que le système global ait fait l’objet d’un processus de construction par assemblage des composantes et intégration des diverses sous-fonctions. Qui dit dissociabilité dit en effet combinabilité. »