Durant la Seconde Guerre mondiale, l’historien Marc Bloch rédige ce qui sera sa dernière œuvre. Le texte, intitulé Apologie pour l’histoire, est une réponse à son fils qui demandait quelques années plus tôt « à quoi sert l’histoire » 1. À pas grand-chose, aurait pu expliquer le médiéviste, qui voyait autour de lui s’effondrer l’Europe du savoir. Et pourtant, en plein cœur des ténèbres, il affirme sans hésiter : l’histoire est indispensable. En effet, « l’ignorance du passé ne se borne pas à nuire à la connaissance du présent ; elle compromet, dans le présent, l’action même ». Car l’homme, ajoute-t-il, « passe son temps à monter des mécanismes, dont il demeure ensuite le prisonnier plus ou moins volontaire ». Cette articulation novatrice entre passé et présent, qui marque l’inscription de l’histoire au sein des sciences sociales, a renouvelé en profondeur la pratique de la discipline.
Un métier d’enquêteur
L’histoire, se souviendra Bloch à la fin de sa vie, l’a « toujours beaucoup diverti 1 ». Il y a probablement été initié par son père, professeur renommé à l’université de Lyon. Élève brillant, le jeune Bloch entre à l’École normale supérieure en 1904 puis passe le concours de l’agrégation d’histoire-géographie, s’engageant ainsi sur la voie royale vers une carrière universitaire. La discipline qu’il découvre à l’université « se veut une science, sur le modèle des sciences de la nature », explique François Hartog, directeur d’étude à l’École des hautes études en sciences sociales (encadré ci-dessous). À l’image des sciences expérimentales, « l’historien cherche à ne pas être impliqué, à être objectif ». Dans leur célèbre manuel de 1898, Introduction aux études historiques, Charles-Victor Langlois et Charles Seignobos (professeurs de Bloch) comparent d’ailleurs leur discipline aux « sciences d’observation directe ». Le document d’archives, source du savoir historique, doit selon eux faire l’objet d’une critique méthodique et raisonnée à la suite de quoi « (il) se trouve ramené à un point où il ressemble à l’une des opérations scientifiques par lesquelles se constitue toute science objective : il devient une observation ».
Bloch a eu l’occasion d’admirer la force démonstrative de cette méthode. Fils d’un dreyfusard convaincu, issu d’une famille juive alsacienne, la famille a suivi avec attention la révision du procès d’Alfred Dreyfus en 1899 au cours de laquelle des membres de l’École des chartes prouvent que le document accusant le capitaine Dreyfus est un faux. Bloch voit là le triomphe de l’analyse critique des documents, « une des routes qui mènent vers le vrai ». « Nous sommes, affirmera-t-il quelques années plus tard, des juges d’instruction, chargés d’une vaste enquête sur le passé. Comme nos confrères du palais de justice, nous recueillons des témoignages, à l’aide desquels nous cherchons à reconstruire la réalité. » Mais pour le jeune homme, cette approche ne suffit pas. L’histoire ne peut être uniquement « attachée aux événements les plus immédiatement saisissables 1 ». Elle doit devenir une « entreprise raisonnée d’analyse ». C’est en s’appuyant sur son expérience de la guerre, et sur les sciences sociales naissantes, que Bloch conçoit les bases de cette nouvelle histoire.
La guerre, une expérience de psychologie sociale
En 1909, Bloch obtient une bourse d’un an pour étudier en Allemagne. À Leipzig, l’une des universités les plus modernes du monde germanophone, l’étudiant découvre la richesse des rencontres interdisciplinaires et des collaborations entre anthropologues, linguistes, historiens du droit ou géographes. L’expérience est stimulante. De retour en France, il entame ses premières recherches sur l’histoire rurale française, tout en étant bientôt nommé professeur dans le secondaire. Mais la guerre fait irruption. Mobilisé, Bloch, alors âgé de 28 ans, plonge dans l’enfer des tranchées. Son courage lui vaut la Légion d’honneur et la Croix de guerre. Les combats ne l’empêchent toutefois pas d’observer attentivement le monde qui l’entoure. Il est ainsi intrigué par la circulation des rumeurs et des fausses nouvelles sur le front. Dans l’article qu’il consacrera à ce phénomène, Bloch montre comment la rumeur « naît toujours de représentations collectives qui préexistent à sa naissance ». Elle est « le miroir où la “conscience collective” contemple ses propres traits 2 ». La guerre devient ainsi pour lui « une immense expérience de psychologie sociale d’une richesse inouïe ». Il souligne que les fausses nouvelles se sont largement propagées au front en raison de la dispersion des hommes, de la suspension des moyens modernes de communication et de la censure, tous éléments qui ont ramené les soldats du front « aux moyens d’information et à l’état d’esprit des vieux âges ». L’étude de ces rumeurs l’invite donc aussi à réfléchir aux mécanismes qui ont pu exister dans un passé lointain. Cette méthode régressive, qui consiste à partir du présent et à remonter dans le temps, reste présente dans la suite de son œuvre.
André Burguière, Odile Jacob, 2006. Olivier Dumoulin, Presses de Sciences Po, 2000. Étienne Bloch, avec Alfredo Cruz-Ramirez, Culture & Patrimoine en Limousin, 1997 (préface de Jacques Le Goff).