L’expérience de Milgram occupe une place à part dans le patrimoine scientifique de la psychologie. Elle continue à faire aujourd’hui encore l’objet de réplications à l’identique publiées dans des revues influentes, ou de développements expérimentaux innovants. Cinquante ans après les premières études, les abondantes archives consignées à Yale suscitent de nouvelles analyses, et la signification scientifique, historique et éthique de cette expérience reste vivement débattue.
Le programme de recherche
Dans la première de ses 21 études, Stanley Milgram (1933-1984) a recruté 40 volontaires âgés de 20 à 50 ans issus de la population générale. Ceux-ci recevaient quelques dollars pour prendre part à une étude qui s’affichait comme une recherche scientifique sur la mémoire et l’apprentissage. À leur arrivée au laboratoire, les participants rencontraient deux personnes : un expérimentateur de la petite trentaine, revêtu d’une blouse grise, et un homme âgé de 47 ans (en réalité, un acteur de mèche avec les expérimentateurs) avec lequel ils participaient à un tirage au sort truqué. Il s’agissait de déterminer qui endosserait le rôle de l’enseignant, et qui celui de l’élève. Les expérimentateurs s’arrangeaient pour que les participants jouent toujours le rôle d’un enseignant qui devait apprendre des associations de mots à son élève. À chaque erreur, l’élève essuyait une décharge électrique déterminée au moyen d’un générateur de chocs allant jusqu’à 450 volts, par sauts de 15 volts. L’« enseignant » avait des informations concernant l’intensité du choc électrique qu’il délivrait : « choc léger », « choc moyen », « choc fort », « choc très fort », « choc intense », « choc extrêmement intense », « danger », « danger, choc sévère », pour terminer par plusieurs boutons marqués « xxx ».
On expliquait aux participants comment fonctionnait le générateur de chocs, puis ils recevaient eux-mêmes une décharge de 45 volts afin de prendre conscience de l’effet produit. L’élève était attaché à une chaise, une électrode lui était fixée au poignet droit, et une pommade y était appliquée, soi-disant pour éviter les brûlures. L’acteur-élève ne recevait naturellement aucun choc, mais faisait progressivement croire par ses paroles, ses cris de douleur, puis son silence, qu’il avait mal, très mal, que la douleur devenait insupportable, etc. Durant l’expérience, lorsque le sujet-enseignant se tournait vers l’expérimentateur pour s’enquérir de ce qu’il devait faire ou pour manifester sa réticence à poursuivre, il n’obtenait qu’une succession de réponses préétablies l’incitant invariablement à poursuivre l’expérience, même si la victime martelait le sol avec ses pieds pour réclamer que l’on mette un terme à l’expérience, voire qu’elle ne répondait plus.
Les résultats ont indiqué que tous les participants, souvent dans un état de stress intense, sont allés jusqu’à administrer l’équivalent de 285 volts, et au total, 65 % ont fait subir l’intensité maximale à la victime, soit 450 volts. Lorsque l’expérimentateur n’incitait pas les participants à poursuivre, 80 % d’entre eux ne dépassaient pas 120 volts. De tels résultats contredisaient les prédictions formulées par un échantillon de psychiatres et d’étudiants interrogés préalablement, lesquels pensaient que moins de 2 % de personnes aboutiraient à de telles atrocités.