Michel Eyquem de Montaigne a 38 ans lorsqu’il décide d’abandonner ses charges publiques et de se retirer dans son château. Il va pouvoir enfin se consacrer à ses Essais. Nous sommes en 1571.
Assis à son bureau, au sommet du pigeonnier qu’il a fait aménager en bibliothèque, il songe à sa jeunesse. Et il se revoit enfant, courant dans la cour du château familial. Son père avait voulu – selon les principes d’éducation très modernes – que l’enfant apprenne le latin sans effort, comme une langue vivante : précepteur et gens du château, tous sont contraints à ne parler qu’en latin devant l’enfant. Il se souvient de la surprise des autres élèves à son arrivée au collège au Bordeaux face à un garçon qui ne parlait que la langue de Cicéron ! Puis il y eut ses études de droit, ses débuts de magistrat au parlement de Bordeaux, sa rencontre avec son ami Étienne de La Boétie, mort à l’âge de 33 ans, son mariage avec Françoise de La Chassaigne, ses six filles, toutes mortes en bas âge sauf sa petite Eléonor. Il songe à son père disparu l’année précédente. Tous ces fantômes sont là lorsqu’il commence l’écriture des Essais.
« C’est moi que je peins »
« C’est moi que je peins. » Toute l’entreprise des Essais repose sur ce principe inaugural : Montaigne sera l’objet de son livre. Oser parler de soi est une révolution mentale. Cette posture marque la naissance de l’humanisme (mettre l’homme et non Dieu au centre de l’univers). Mais attention au contresens : individualisme n’est pas narcissisme. Montaigne n’adopte pas une posture avantageuse. Son moi n’est pas souverain. Certes, il écrit sur lui et pour lui (« Je suis moi-même la matière de mon livre »), mais non pour servir sa gloire et obtenir la « faveur du monde ». Au contraire. Il s’agit de mettre son âme et sa vie à nu : « Je veux qu’on m’y voie en ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans contention ni artifice : car c’est moi que je peins. Mes défauts s’y liront au vif. »