Le style ou la forme d’écriture d’un philosophe exprime sa pensée. Il suffit de songer au dialogue platonicien, à la méditation cartésienne, à la méthode géométrique spinoziste ou à l’aphorisme nietzschéen. Chez Michel de Montaigne, il ne s’agit plus simplement d’expression, mais de substance : l’écriture de Montaigne est la pensée qu’elle énonce. Le récit d’origine que nous propose le chapitre 8 du livre I des Essais (« De l’oisiveté ») fait de l’écriture une thérapie. Retiré à 37 ans dans sa « librairie » (bibliothèque), Montaigne croit pouvoir jouir d’une heureuse oisiveté lettrée. Il découvre, au rebours de ses espérances, que son esprit oisif ne lui enfante que « monstres et chimères » ; il décide alors de noter ces folies pour pouvoir les contempler, en « faire honte » à son esprit, et s’en guérir. Les Essais naissent ainsi d’une découverte et d’une décision : la découverte que l’esprit humain est naturellement déréglé, et qu’il faut l’occuper à quelque chose pour l’empêcher de délirer ; la décision d’écrire pour discipliner son esprit. Montaigne n’écrit pas d’abord parce qu’il aurait quelque chose à dire, encore moins parce qu’il aimerait communiquer une vérité qu’il aurait trouvée (il se montre au contraire volontiers sceptique, notamment dans l’immense chapitre « Apologie de Raymond Sebon », II, 12). Il écrit pour régler son esprit. Aussi bien les premiers chapitres des Essais, quoique moins inconsistants qu’on le dit parfois, sont-ils plutôt des réécritures d’anecdotes lues ici ou là que l’exposé d’une pensée personnelle approfondie. Montaigne a d’ailleurs une solide expérience d’écrivant (magistrat pendant quatorze ans, et ayant à ce titre rédigé nombre d’arrêts et pratiqué la glose juridique, il a aussi traduit en français la Theologia naturalis du théologien catalan Raymond Sebon et rédigé des lettres-préfaces pour l’édition posthume des œuvres d’Étienne de La Boétie). Mais, peu à peu, Montaigne se prend au jeu, et se découvre « philosophe imprémédité et fortuit ».
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Les grands philosophes
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