Une cargaison d’hippocampes séchés saisie à l’aéroport de Lima. Pour les douaniers péruviens, ce genre de prises est banal : bien que protégé et interdit de pêche dans le pays depuis dix ans, l’hippocampe fait partie de ces espèces que l’on s’arrache en Asie pour leurs supposées vertus thérapeutiques ou aphrodisiaques, comme la corne de rhinocéros ou l’aileron de requin. Les quartiers chinois des grandes métropoles les vendent par caisses entières. On en fait non seulement des soupes et des médicaments, mais aussi des boucles d’oreille et diverses « natures mortes », comme ces cuvettes de WC à inspiration marine, où ils sont coulés dans de la résine.
Pourquoi s’intéresser à l’hippocampe ? Parce qu’il est omniprésent dans notre imaginaire. Que les portes sculptées de l’Institut océanographique de Paris, rue Saint-Jacques, en arborent de superbes effigies, rien de plus normal. Mais on ne compte pas les hôtels, les restaurants, les entreprises qui l’ont choisi comme emblème, les tableaux, les sculptures et les fresques qui le représentent, dans tous les pays du monde. Mayotte se qualifie d’île hippocampe. Agde en a fait son totem, tout comme Granville, en Normandie. Il fut longtemps le sigle d’Air France comme de la marine britannique…
Dans l’imaginaire de toutes les civilisations
Souvent stylisé, figuré de façon elliptique comme une clé de sol, paré de couleurs fabuleuses, l’hippocampe appartient au patrimoine culturel de l’humanité. Il entre de façon si prégnante dans l’imaginaire des civilisations qu’on le retrouve partout. En Asie, il est considéré comme un animal bénéfique, un porte-bonheur, particulièrement pour les femmes enceintes et les enfants (ce qui lui vaut d’ailleurs d’être porté en sautoir ou sous forme de boucle d’oreille…). En Amérique latine, il guérirait l’asthme, ailleurs la calvitie. Ces croyances ont traversé les siècles et les continents : on les trouve déjà dans le traité de Pedanius Dioscoride, le botaniste turc qui fut médecin de Néron, qui fera autorité jusqu’au xvie siècle ! Elles n’ont jamais pu être scientifiquement prouvées.
Si la créature a tant fasciné les hommes, c’est d’abord en raison de son aspect, si reconnaissable que les enfants se l’approprient immédiatement, qu’il soit Pokémon ou gentil compagnon de la Petite Sirène. Avec sa tête de cheval, ses yeux multidirectionnels de caméléon, sa trompe d’éléphant, la courbure si spécifique de son corps, enfermé dans une armure d’insecte, et ses nageoires vibrionnantes comme des ailes de colibri, qui le conduisent à se mouvoir avec grâce dans l’eau, comme s’il glissait, l’hippocampe a l’allure d’un petit dragon, qu’un dieu facétieux aurait doté d’une poche de kangourou et de la queue préhensile du singe. Incarnation de l’étrange mais aussi de la beauté, il fait partie de ces animaux improbables que l’on dirait tout droit sortis d’un bestiaire fantastique. Créature d’autant plus irréelle qu’elle est extrêmement difficile à observer en liberté tant elle a poussé à la perfection l’art du camouflage et de la dissimulation, l’hippocampe exauce ainsi notre fascination pour le bizarre et le merveilleux. Pour Pline le Vieux, chaque animal vivant sur terre possédait son double aquatique. Ainsi, dans bien des langues, l’hippocampe est tout simplement désigné comme le cheval de mer.
On en oublierait presque qu’avant d’être la projection de nos fantasmes, l’hippocampe est d’abord un animal. Longtemps, les hommes l’ont pris pour une fleur, un crustacé, une espèce impossible à rattacher aux classifications classiques de la zoologie. Il a fallu attendre Carl Linné, en 1758, pour l’identifier comme un poisson de la famille dite des syngnathidés, qui peuplent toutes les mers du globe, excepté les plus froides. Il existe ainsi une trentaine d’espèces d’hippocampes, qui vont du minuscule pygmée – moins de deux centimètres – à son cousin géant du Pacifique, quinze fois plus grand !
Rêve de féministe
Pourtant, alors qu’il est représenté et vénéré à travers toute la planète, la survie de l’hippocampe est menacée. Sa population aurait diminué de moitié en une décennie. Les raisons en sont multiples. Son habitat, les fonds sableux, les récifs coralliens, les mangroves, souffre d’une dégradation massive. Il est victime de la surpêche, mais aussi mal armé face au changement climatique : si certaines espèces peuvent s’adapter en migrant, pas l’hippocampe. Incapable de nager, il est le poisson du monde le plus lent à se mouvoir car il se propulse par ondulations. Le plus souvent, il vit immobile, à la verticale, la queue enroulée sur une algue ou un corail, agitant frénétiquement ses petites nageoires rayonnées pour se maintenir sur place, happant dans son museau tubulaire les minuscules crevettes et le plancton qui passent à sa portée sans jamais s’arrêter car son tout petit estomac le contraint à une alimentation continue.