Penser la globalisation

Pour comprendre le monde globalisé, les sciences sociales doivent aussi saisir en quoi elles sont affectées par ce phénomène.

« Globalisation » et « mondialisation », ces termes sont devenus depuis une vingtaine d’années des éléments clés du lexique politique, économique et politique ainsi que du vocabulaire des sciences humaines et sociales. Pourtant, non seulement leur usage est loin d’être clair, mais il présente la particularité de se dispenser le plus souvent de toute explication conceptuelle. Les sciences humaines et sociales ont donc du mal à éclairer les mutations, de toute évidence décisives, qui les affectent. L’une des raisons essentielles est qu’elles en sont elles-mêmes et au premier chef affectées. Sans trop s’en apercevoir, elles se sont elles aussi « globalisées » ou « mondialisées ». Comment les sciences humaines et sociales pourraient-elles penser la globalisation, dans toutes ses dimensions et dans tous ses effets, si elles ne savent pas penser en même temps leur propre globalisation ?

 

Tournant et moment global

S’agit-il d’un tournant global ? Généralement, dans les sciences humaines et sociales, le « tournant » s’apparente à un appel à la prise en compte d’une démarche épistémologique ou méthodologique nouvelle, ou considérée comme trop peu développée, afin d’en faire un élément structurant de la discipline en tant que telle. Envisagé ainsi, le tournant global ne serait donc qu’un appel à une meilleure prise en compte de la dimension mondiale. En fait, les dimensions qui caractérisent l’étude de la globalisation – l’accent mis sur la spatialisation, sur la connectivité, c’est-à-dire l’augmentation du nombre, de la qualité et de la réactivité des liens entre différents endroits du globe, ainsi que sur la quasi-instantanéité du franchissement des longues distances – permettent de distinguer le tournant global de la grande majorité des tournants précédents et de leur nature éphémère. On peut constater l’existence d’un véritable « moment global » dont la simultanéité dans plusieurs disciplines est moins l’effet d’une mode passagère que d’une transformation en profondeur de certaines fractions de ces disciplines, à l’intérieur des espaces disciplinaires nationaux mais aussi dans les relations plus larges entre chercheurs venant de multiples aires géographiques, parmi lesquels se diffusent de nouveaux concepts.

Par ailleurs, ce moment global, qui commence véritablement à se structurer à partir de la fin des années 1980 et au début des années 1990, correspond également à une période de transformations fondamentales : chute du mur de Berlin, éclatement de l’URSS, indépendance de nombreux pays issus de l’ancien bloc soviétique, première guerre du Golfe, mais aussi apparition de nouvelles techniques informatiques et de télécommunication telles que le lancement de la version 3.0 de Windows en 1990 ou l’invention du World Wide Web par Tim Berners-Lee en 1991. Le monde qui surgit des quarante-cinq années de l’après-guerre, celles de la guerre froide, de la coexistence pacifique, et plus généralement d’une division binaire, ou ternaire si l’on y ajoute les pays dits « non-alignés », est alors l’objet d’un grand nombre de théories relatives à la direction qui sera la sienne à l’avenir : fin de l’histoire, choc des civilisations, djihad vs McWorld, etc. La référence à la globalisation désigne alors tout à la fois la prise en compte de changements manifestes et l’apparente promesse d’une explication desdits changements.