Les procès de Nuremberg, de novembre 1945 à octobre 1946, ont fait émerger un nouveau type de droit. L’ensemble des lois et instances juridiques internationales que nous connaissons aujourd’hui a en effet commencé à s’élaborer au moment où les Alliés ont établi un tribunal militaire international pour juger les atrocités nazies. La création des concepts de crimes de guerre et de droit humanitaire constitue un héritage essentiel de l’après-Seconde Guerre mondiale. Aujourd’hui, ce corpus législatif inclut, en sus des crimes de guerre, les atteintes aux diverses conventions de Genève, les crimes contre l’humanité et les génocides. Ce droit embrasse, outre les crimes accomplis par des combattants d’armées nationales contre d’autres combattants, les crimes que des nations perpétuent contre leurs propres populations civiles.
Un autre apport significatif des procès de Nuremberg est qu’ils ont établi un principe : des individus peuvent être tenus pour responsables de la planification et de l’exécution de crimes de guerre. Robert Jackson, procureur en chef pour les États-Unis aux procès de Nuremberg, scella un engagement vis-à-vis des générations futures en ces termes éloquents : « Les torts que nous voulons condamner et punir ont été tellement calculés, tellement malfaisants et tellement dévastateurs, que la civilisation ne saurait tolérer qu’ils soient ignorés, car elle ne pourrait survivre à leur répétition. »
Les décennies qui suivirent connurent leur lot de massacres. Pourtant, la promesse de ne jamais plus les ignorer resta lettre morte jusqu’en 1983, date à laquelle le président nouvellement élu d’Argentine, Raul Alfonsin, demanda une assistance en expertise médico-légaleu à l’American Association for the Advancement of Science. L’objectif ? Déterminer le sort des 20 000 à 30 000 citoyens argentins « disparus » pendant la dictature militaire. L’enquête déterminera que la majorité avait été tuée. La réponse favorable à la requête de R. Alfonsin est considérée comme le point de départ du recours aux experts médico-légaux, archéologues et anthropologues, mobilisés dans un contexte international. Jusque-là confinée à l’expertise juridique des restes humains dans des pays développés comme les États-Unis, l’expertise médico-légale va rapidement occuper une place prédominante dans ces enquêtes. Cela parce qu’entre le moment des crimes et la date à laquelle commencent les investigations – à la demande des gouvernements concernés, ce qui implique au préalable que les régimes qui les ont précédés soient dans l’incapacité d’interférer –, ne subsistent comme indices que des victimes réduites à l’état de squelettes.
Enquêter sur des crimes de masse
En 1993, puis en 1994, le Conseil de sécurité de l’Onu établit deux cours pénales internationales, la première pour l’ex-Yougoslavie, la seconde pour le Rwanda. Puis des cours spéciales, ou hybrides (associant des juristes internationaux au personnel judiciaire des pays concernés), pour le Cambodge, le Timor oriental ou le Sierra Leone, voient le jour. Mandatés par ces juridictions internationales, issus d’une poignée d’ONG, quelques dizaines d’experts médico-légaux auscultent aujourd’hui des charniers dans diverses parties du monde.
Les experts médico-légaux tiennent de nombreuses choses pour acquises lorsqu’ils travaillent dans le cadre familier de leur pays : des procédures judiciaires établies, un système pénal reconnu comme efficient. Mais le terrain où prennent place les crimes contre l’humanité est fondamentalement différent. Dans un pays occidental, les enquêtes portent pour l’essentiel sur des meurtres individuels commis par des personnes isolées. Les enquêtes internationales doivent tenir compte de centaines, de milliers de victimes. Quant aux responsabilités, elles vont souvent être partagées par une multitude d’acteurs, des exécutants de base jusqu’aux plus hauts niveaux des gouvernements locaux. Il est rare qu’une enquête prenne place aussitôt après les faits. Il faut des mois, des années avant que des enquêteurs puissent accéder aux scènes des crimes. Ce délai implique que les seuls indices seront les cadavres, souvent dissimulés, parfois déplacés d’un charnier à l’autre afin de brouiller les pistes – des actes de plus en plus fréquents, en réaction à la multiplication des procédures pénales internationales.