Livre saint des musulmans, le Coran est au centre de tous les débats sur la réforme de l’islam. Y resurgit immanquablement la question de son interprétation. L’anthropologue et psychanalyste Malek Chebel la place en tête de son Manifeste pour un islam des Lumières (1) parce qu’elle est « au cœur même du système musulman traditionnel » et « à l’intersection des deux grandes tendances qui agitent aujourd’hui l’islam : tradition d’un côté, changement de l’autre ». Position partagée par l’essayiste Abdelwahab Meddeb : « L’islam doit évoluer. C’est entendu », écrit-il dans son dernier livre, Sortir de la malédiction (2). « Or, la condition sine qua non de cette évolution est le renouvellement du tout au tout de l’exégèse coranique. »
Dans le monde musulman lui-même, « de plus en plus de voix d’intellectuels s’élèvent pour réclamer une nouvelle exégèse du Coran qui, tout en restant fidèle aux fondements de la foi et de la morale islamiques, réponde aux exigences scientifiques de la recherche moderne. La crise sans précédent que connaît le monde musulman face à la mondialisation ne fait que renforcer l’urgence d’une telle recherche », soulignent, de leur côté, Michel Cuypers et Geneviève Gobillot, deux spécialistes de l’islam, dans un ouvrage décapant sur les idées reçues concernant le Coran (3). Pour l’heure, cette remise en question relève, au mieux, du vœu pieux en milieu islamique.
La fitna
Le problème de fond, ainsi que le relève avec force A. Meddeb, est que le Coran y reste emprisonné dans « le statut qui le sanctifie en associant sa lettre à l’incarnation du verbe, en identifiant ses mots à la parole même de Dieu, incréée et éternelle. C’est ce tabou qu’il faut briser comme préalable au libre examen ». Mais le tabou coranique résiste ; il plonge ses racines jusqu’aux premiers siècles fondateurs de l’islam où s’est imposé le dogme selon lequel le Coran n’est pas un texte inspiré, à l’instar de la Bible dans le christianisme, mais dicté par Dieu. Aujourd’hui encore, cette conception mythique de la révélation reste très largement dominante dans le monde musulman. Toucher au texte coranique, c’est s’en prendre à la parole même de Dieu, et pas seulement aux yeux des plus fondamentalistes.
Clôturée à la mort de Mahomet, en 632, la révélation coranique a été réunie en un livre unique sous le califat d’Uthman (644-655), son troisième successeur. Cette version de la « collecte du Coran » a été formalisée dans le cadre de l’élaboration de la doctrine sunnite durant le IXe siècle. Mais, pour les historiens, le processus de canonisation du Coran s’est très probablement poursuivi au-delà du califat d’Uthman (voir encadré p. 25). L’historiographie musulmane a elle-même conservé des récits contradictoires de cette collecte. De plus, certains d’entre eux font état de la circulation de versions divergentes du Coran durant les VIIIe et IXe siècles.