Rencontre avec Christian Bromberger

Pour une ethnologie de l'homme ordinaire

Pour Christian Bromberger, les fièvres du samedi soir, les loisirs du dimanche matin et le port d'une moustache sont aussi riches de sens que les grandes questions de la vie sociale.

« L'idée de ce livre est née à l'ombre d'un platane, sur la place d'un village provençal que je fréquente depuis une trentaine d'années. » Ainsi commence ce qu'au jeu des devinettes on serait tenté d'identifier comme - peut-être - la première ligne d'une nouvelle d'Alphonse Daudet ou de Marcel Pagnol. Suivrait un récit plein de bruits de cigales, de « peuchère », de sages paysans, de truculents paresseux et d'apéritifs anisés. Rien de tout cela : moto, voile, radiesthésie, bricolage et jardinage sont quelques-unes des occupations de loisir des Français d'aujourd'hui auxquelles Passions ordinaires (Bayard, 1998) rend justice en les décrivant par le menu. Et la nonchalante préface qui les chapeaute est l'oeuvre d'un hyperactif : Christian Bromberger professe à Aix, dirige l'Institut d'ethnologie méditerranéenne, présidait jusqu'il y a peu le Conseil du patrimoine ethnologique, siégeait au Comité national du CNRS et émarge au conseil de cinq revues d'ethnologie importantes. Ses terrains de recherche semblent choisis pour faire la fortune du transport aérien : Marseille, Naples, Lens, Téhéran et les rives de la mer Caspienne. Une raison les relie, et pas des plus paisibles : le football, « passion planétaire », dont l'approche directe exige la fréquentation des « virages », « enragés », « tifosi » et autres « kops ». Nous voilà assez loin de cette France rurale et sabotière à laquelle, il y a vingt ans encore, bien des ethnologues dits « européanistes » consacraient l'essentiel de leur attention. Avant que d'autres ne déclarent que la ville, ses marges et ses espaces hypermodernes incarnaient un basculement du monde dans lequel les ethnologues devaient s'engager. Entre ces deux pôles, C. Bromberger mène une recherche tournée aussi bien vers l'ethnologie contemporaine qu'ouverte à la poursuite de débats anthropologiques ancrés dans la tradition comparative : il vient, par exemple, de faire publier une somme sur la question de la culture méditerranéenne.

Il a une oeuvre bien à lui, mais aussi un talent, celui d'éditer et de coéditer de croustillantes sommes ethnographiques dont les sujets lui viennent « à l'ombre des platanes » : sur les hobbies des Français, sur les objets patrimoniaux, sur les frontières culturelles.

Enfin, dernier volet, sa position l'amène à jeter sur l'ethnologie de la France contemporaine un regard panoramique qui, forcément, soulève des questions. Qu'est-ce que l'ethnologie aujourd'hui qu'elle n'a plus pour épine dorsale la comparaison des « traditionnels » et des « modernes » ? Doit-elle s'ouvrir à tous les objets et à tous les thèmes qui se présentent à elle ? Ne risque-t-elle pas d'y perdre toute spécificité ? Et quelle place lui trouver au milieu de tant d'autres sciences de l'homme et de la société ? Ces questions méritaient de lui être posées.

Sciences Humaines : Vous avez derrière vous une grande diversité de travaux sur l'habitat et la société rurale d'une région d'Iran, le Guilân, sur les supporteurs de football à Marseille et ailleurs, sur les objets patrimoniaux, sur les occupations de loisir des Français, et des textes de bilan sur la pratique de l'ethnologie de la France. Vous y défendez notamment une idée : celle de faire l'ethnologie de « l'homme quelconque ». Qu'est-ce que cela veut dire ?

Christian Bromberger : C'est d'abord une réaction. L'ethnologie de la France dans les années 1970-1980 ne s'intéressait qu'aux communautés rurales saisies dans leur soubassement historique, aux paysans de la fin du xixe siècle et du début du xxe siècle, à la mémoire de cette période, à ce monde que nous avons perdu. Quand elle se rapprochait du présent, elle portait une attention privilégiée aux groupes minoritaires, qui connotaient le lointain et le restreint, des dimensions familières à la discipline : les petits artisans, les immigrés, les marginaux, ceux qui partagent une même expérience du malheur, etc., firent ainsi l'objet d'études pionnières. Le reste était abandonné à d'autres disciplines, comme si l'homme ordinaire - l'employé, le cadre, le bourgeois, l'amateur de timbres, le sportif du dimanche - ne pouvait, faute de particularités assez singulières, intéresser l'ethnologie. Le champ semblait, pour d'improbables raisons de méthode, rétif à notre discipline, et les ethnologues avaient l'habitude de s'occuper des restes laissés par la sociologie, par l'histoire, par la géographie et par l'économie. Depuis une vingtaine d'années, on a vu toutes sortes de travaux se tourner vers les activités les plus quotidiennes et ordinaires des Français et des Européens en général. Et je soutiens que c'est tout aussi intéressant. Je pense, par exemple, à des travaux récents et très révélateurs sur les types de viandes de boucherie que nous consommons et sur notre rapport singulier à la nature et aux animaux, qui, pour ainsi dire, s'y incarne.