Pourquoi l'Occident l'a-t-il emporté ?

En 1492, les monarques chrétiens d’Espagne s’emparent de Grenade. La civilisation musulmane va s’effacer dans les siècles suivants… Que s’est-il passé ?

Que s’est-il passé ? La question était, voici quelques années, le titre d’un livre du grand orientaliste Bernard Lewis. Elle n’en est pas moins complexe, voire incertaine. Elle paraît supposer que l’Islam* 6, la civilisation islamique a déraillé, manqué la courbe, perdu le chemin qu’elle suivait jusque-là avec succès. Ce qui impliquerait qu’il existe un chemin pour les civilisations comme pour les voyageurs. Ainsi exprimée, la thèse est intenable. Et c’est pourtant exactement de cela qu’il s’agit. L’universel chemin supposé des civilisations, c’est celui que l’Occident a suivi, et que toutes les autres cultures auraient pu (dû ?) emprunter avant lui. L’objection est encore une fois évidente. Si l’on peut définir par leurs croyances, leurs pratiques, leurs langues, leurs écritures, leurs formes artistiques, des entités différentes que l’on nomme des civilisations, c’est précisément parce qu’il n’existe pas de route commune, et que chacune trace la sienne. Mais voilà : l’Islam et l’Occident sont issus d’un même terreau méditerranéen, d’une même source proche-orientale, d’un même élan antique, d’une même science grecque. Ce sont des civilisations sœurs, qui disposaient au départ des mêmes cartes. L’Islam, héritier des terres les plus peuplées et les plus riches du monde antique à l’est de la Méditerranée, du patrimoine iranien et surtout du trésor grec, qu’il a su revivifier, a d’abord logiquement pris l’avantage. Puis, presque inexplicablement, il a perdu la main, et l’Occident, si longtemps « barbare », l’a dépassé et a percé des voies que nul n’avait auparavant empruntées.

 

Le bonheur matériel, la véritable puissance

Voilà donc la vraie question : sachant que l’Islam et l’Occident partent d’un même acquis, et donc suivent a priori la même route qui leur a été tracée par leurs communs ancêtres des civilisations moyen-orientales et méditerranéennes de l’Antiquité ; sachant que l’Islam part avec un avantage que lui donnent en particulier la densité des populations de l’Orient, mais aussi la langue grecque où est consigné l’essentiel du savoir scientifique antique ; pourquoi l’Occident gagne-t-il la course ?

Bien sûr, la question suppose qu’il y a une course, c’est-à-dire une ligne d’arrivée, en l’occurrence bien sûr la révolution industrielle et la modernité, qui s’imposeraient comme l’horizon naturel de l’histoire humaine. Or le fait est infiniment douteux. Non pas que l’on s’interdise d’avancer que les réalisations de l’Europe et du monde moderne soient des « progrès » – un terme devenu étrangement incorrect et dont l’évidence s’impose pourtant  1 – mais tout simplement parce que ceux qui vivaient en Chine, en terre d’Islam, mais aussi en Europe encore au début du 18e siècle n’apercevaient pas cet horizon, n’y aspiraient pas, parce qu’ils ne l’imaginaient ni ne le concevaient. C’est ce qu’ont montré les études de Reinhart Koselleck  2. C’est ce que disait déjà Alexis de Tocqueville, presque contemporain de ce moment fondamental où l’horizon moderne apparut : « J’ai dit ailleurs que le contrôleur général et l’intendant de 1740 ne ressemblaient point à l’intendant et au contrôleur général de 1780 (…). L’intendant de 1780 a pourtant les mêmes pouvoirs, les mêmes agents, le même arbitraire que son prédécesseur, mais non les mêmes visées : l’un ne s’occupait guère que de maintenir sa province dans l’obéissance, d’y lever la milice, et surtout d’y percevoir la taille (l’impôt). L’autre a bien d’autres soins : sa tête est remplie de mille projets qui tendent à accroître la richesse publique. Les routes, les canaux, les manufactures, le commerce sont les principaux objets de sa pensée (…). Nul ne prétend plus en 1780 que la France est en décadence ; on dirait au contraire qu’il n’y a en ce moment plus de bornes à ces progrès. C’est alors que la théorie de la perfectibilité continue et indéfinie prend naissance  3. »