Proust, visionnaire des neurosciences

Le phénomène des « petites madeleines » est souvent pris en exemple pour témoigner de la puissance de la mémoire. Toutefois, dans le texte proustien, l’accès à la plénitude du souvenir est loin d’être immédiat.
« tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé. » Il ne faut pas moins de quelques bonnes pages de Du côté de chez Swann (1913), pour que le talentueux écrivain retrouve ce souvenir.

 

Le point de départ est la rencontre impromptue avec l’indice : rien ne surviendra jamais sans lui : « Il dépend du hasard que nous le rencontrions avant de mourir, ou que nous ne le rencontrions pas. » Ici, cet indice est puissant : visuel et gustatif. « Ces gâteaux courts et dodus appelés petites madeleines (…), à l’instant même où la gorgée mêlée de miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m’avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu’opère l’amour, en me remplissant d’une essence précieuse : ou plutôt cette essence n’était pas en moi, elle était moi. »

À ce stade, l’évocation est une émotion positive, pas encore souvenir ; elle conduit à un sentiment de grandeur et de sublimité : « J’avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. » Étrange pouvoir de ces quelques miettes de madeleine qui provoquent cette rencontre intime avec soi et la quête effrénée du souvenir caché qui s’en suit. Mais là, rien n’est moins simple. Une deuxième, puis une troisième gorgée de thé n’y suffiront pas. L’indice semble avoir tout donné ; la suite de la recherche est en moi, dans « mon esprit. C’est à lui de trouver la vérité. Mais comment ? Chercher ? Pas seulement : créer. » Le souvenir est création. Parenté avec Henri Bergson qui écrit dans Matière et Mémoire (1896) : « Pour évoquer le passé (…), il faut savoir rêver. »Il faudra des efforts de concentration, de l’opiniâtreté ; encore et encore, le vide autour de soi puis au contraire des détours, des filatures, des feintes (faire comme si l’on s’en détournait, l’on s’en désintéressait), puis des efforts violents, l’utilisation de l’indice comme des coups de bélier pour forcer la porte massive de l’oubli : « Arrivera-t-il jusqu’à la surface de ma claire conscience, ce souvenir, l’instant ancien que l’attraction d’un instant identique est venue de si loin solliciter, émouvoir, soulever tout au fond de moi ? Je ne sais. »