La philosophie ? Ne posez surtout pas la question à un philosophe : 1 000 pages plus tard, vous n’aurez toujours pas la réponse !
On peut éventuellement faire plus court, comme Gilles Deleuze et Félix Guattari qui donnent leur solution en 220 pages (dans Qu’est-ce que la philosophie ? éditions de Minuit, 1991). Mais vous n’aurez alors que leur réponse. En l’occurrence, les deux amis déclarent que la philosophie, c’est « l’activité de créer des concepts ». La philosophie pourvoyeuse de concepts – ni vrais ni faux a priori – mais nécessaires pour penser : voilà une définition possible.
Mais cette réponse est loin d’être partagée par tous. Pierre Hadot, spécialiste de la pensée antique, soutenait que pour les Grecs ou les Romains, la philosophie antique avait été bien autre chose : elle était avant tout un art de vivre (1). Le philosophe était un « sage », qui se reconnaissait à sa barbe, au port d’une toge et à la volonté de mener une vie exemplaire, vertueuse et digne de l’humanité. Cette « bonne vie » impliquait l’étude mais aussi des « exercices spirituels » destinés à se forger une belle âme.
Mais, en décrivant le philosophe comme une sorte de « saint laïc », spécialiste de l’art de vivre, Pierre Hadot néglige un autre versant de la philosophie : la quête du savoir. Durant l’Antiquité, le philosophe était aussi un « maître de vérité » qui se souciait de détenir les connaissances les plus élevées (2). Les philosophes pratiquaient aussi la métaphysique, un sport intellectuel qui consiste à réfléchir sur les fondements de toutes choses : l’être, le temps, le néant, l’âme, la causalité ou le mouvement. Pour atteindre ce haut degré de connaissance, il fallait d’abord avoir acquis la maîtrise des mathématiques (« que nul n’entre ici s’il n’est géomètre », était-il écrit à l’entrée de l’Académie de Platon), pratiquer l’astronomie, la médecine et les sciences naturelles.
Le philosophe se préoccupait aussi des affaires humaines. Il devait s’y connaître en rhétorique pour débattre du juste et de l’injuste. Il étudiait les passions ; il cherchait à comprendre comment fonctionne l’esprit ; on le voyait aussi comparer les systèmes de gouvernement pour savoir lequel était le meilleur, etc. À l’époque la philosophie englobait donc non seulement ce que l’on nomme les sciences de la nature mais aussi tout ce que l’on recouvre aujourd’hui sous le nom de sciences humaines.
En somme, le philosophe était une sorte de décathlonien de la pensée : pratiquant aussi bien la logique, la géométrie, la rhétorique, la métaphysique, les sciences de la nature, que la psychologie et la science politique. On comprend d’ailleurs qu’il se sente au-dessus du commun des mortels et des spécialistes en tout genre : médecin, architecte, stratège militaire ou géomètre. Pour Platon, seul le philosophe pouvait atteindre le ciel pur des « Idées », inaccessibles aux gens ordinaires.
Le philosophe, enfin, est professeur. Non seulement au sens d’enseignant, il se veut aussi un « maître à penser » qui cherche à former des disciples et fonder une « école » à son nom. En ce sens, le philosophe est également un guide spirituel, ce qu’en Inde on appelle un gourou. Il fut parfois conseiller du prince (fricotant avec les puissants à l’exemple de Platon et Aristote) ; il s’est vu aussi en intellectuel engagé comme Voltaire. Parfois encore, comme un directeur de conscience à la manière des prêtres ou des psys : Cicéron définissait ainsi la philosophie comme « la vraie médecine de l’âme ».
Penseur, encyclopédiste, professeur, intellectuel, théoricien, moraliste, etc., on peut retrouver un peu tout cela chez les philosophes d’aujourd’hui. Avec cette petite différence que la science et les sciences humaines se sont émancipées de la philosophie. L’art de vivre relève aussi des psychothérapies et du développement personnel… La morale est l’affaire des comités d’éthique. Dès lors, sa place majestueuse, trônant au-dessus de tous les savoirs, est moins facile à admettre. D’où, pour le philosophe, le risque d’apparaître comme un bavard qui brille dans les salons et les émissions de télévision, qui brasse des idées dont personne ne saurait dire si elles sont justes ou fausses, utiles ou inutiles.
Bref, la philosophie a l’avantage de pouvoir se faufiler partout, l’inconvénient de n’être indispensable nulle part. Voilà pourquoi elle reste insaisissable.
La philo de A à Z…
Mieux qu’une introuvable définition, essayons de décrire la philosophie à partir de sa production. Après tout « nous sommes ce que nous faisons », disait Jean-Paul Sartre, le père de l’existentialisme. Autrement dit, il est vain de chercher une « essence » (une nature fondamentale) de la philosophie : elle n’est rien d’autre que ce qu’en font les philosophes. Il est impossible de définir la musique, mais il est facile de la reconnaître quand on l’écoute. Il en est de même pour la philosophie. Tel est le sens de la formule : « l’existence précède l’essence » (toujours de Sartre). Pas de nature fondamentale, mais une série de réalisations.
Donc, que font les philosophes ? Quelle partition jouent-ils ? Pour le savoir, rendons-nous dans une bibliothèque au rayon « Philo ». Nous voici face à une montagne de livres. Voilà ce que font d’abord les philosophes : des livres, des livres et encore des livres ! Un immense corpus de textes, accumulés depuis trois mille ans et qui s’enrichit chaque jour de centaines de volumes nouveaux.
Regardons par ordre alphabétique : je sais, c’est idiot, mais ma bibliothèque est rangée ainsi. Lettre A : cela commence avec Abélard, un moine du XIIe siècle, théoricien du « nominalisme »–une doctrine qui affirme que les idées qui nous servent à penser le monde ne sont que des mots et qu’ils ne peuvent jamais coller à la réalité. Les nominalistes s’opposaient aux « réalistes », pour qui les concepts doivent refléter l’essence des choses (à ce jour, le débat n’est toujours pas tranché). Abélard est aussi connu pour une triste aventure : un amour interdit avec Héloïse pour lequel il fut émasculé !