Qu'est-ce qu'une société juste ? Les inégalités de revenus sont-elles justifiées ? Chacun est-il responsable de ses conditions d'existence, ou bien y a-t-il une responsabilité collective au bonheur des individus ? De telles questions balisent le domaine traditionnel de la réflexion éthique en économie. Celle-ci bénéficie aujourd'hui d'un regain d'intérêt, comme en témoigne l'attribution du prix Nobel d'économie 1998 à Amartya Sen. De l'économiste indien, auteur de quelques ouvrages classiques en économie du bien-être (1, les lecteurs français ont notamment pu lire un petit recueil d'articles au titre évocateur, L'économie est une science morale (La Découverte, 1999), où il résume ses réflexions sur le lien entre la justice sociale et la démocratie, sur les conditions qu'une société doit remplir pour que les besoins de ses membres les plus marginalisés puissent être pris en compte.
Si l'œuvre d'A. Sen inspire ces temps-ci bon nombre d'esprits préoccupés par les inégalités qui grèvent nos sociétés et les désaveux récurrents dont souffrent les élites politiques (2, il apparaît néanmoins que la critique « éthique » de l'économie ne fait pas l'unanimité parmi les économistes. L'économie n'est pas une science morale, proclame le titre d'un essai récent de Bruno Amable et Stefano Palombarini, deux économistes qui se situent à la confluence de la théorie française de la régulation et de la sociologie bourdieusienne (3. Si ces auteurs ne s'en prennent pas directement à A. Sen, leur objectif est bien de bouter les arguties éthiques hors de la pensée économique, au profit d'une approche résolument politique du conflit social. Alors que penser ? Gagne-t-on à examiner les enjeux moraux des économies de marché ? Ou bien l'analyste social doit-il s'en tenir à rendre compte de l'affrontement de morales irrémédiablement antagoniques ?
L'utilitarisme sous le feu de la critique
On ne peut comprendre les théories contemporaines de la justice sans faire un détour par le courant de pensée qui a jeté les bases des débats contemporains : l'utilitarisme. Développé par Jeremy Bentham, puis par John Stuart Mill et Henri Sidgwick, l'utilitarisme énonce que toute action, qu'elle soit privée ou publique, doit viser à améliorer le bien-être de tous les membres de la société, c'est-à-dire à maximiser la somme nette des « utilités » individuelles (l'utilité est ici une mesure du bien-être). Or, pour que l'on puisse ajouter les unes aux autres les utilités des agents économiques, encore faut-il que l'on puisse les comparer. Quel sens y aurait-il à comparer l'utilité d'un riche propriétaire avalant une cuillère de caviar avec l'utilité d'un mendiant avalant un sandwich au saucisson ? L'utilité de l'un est-elle plus grande que celle de l'autre ? L'est-elle deux fois plus, trois fois plus ? L'impossibilité de répondre à ces questions (c'est le problème de la comparaison interpersonnelle des utilités) rend insoluble le problème de savoir si des transferts de revenus conduisant nos deux personnages à manger tous les deux du foie gras accroîtraient ou diminueraient le bonheur du plus grand nombre.
Confrontés à cette difficulté, les économistes se contentent d'apprécier les situations selon le critère de Pareto : est-il possible d'améliorer la situation de l'un, par exemple le mendiant, sans détériorer celle de l'autre, le riche propriétaire ? Si c'est le cas, cela signifie que la situation initiale n'était pas un optimum social au sens de Pareto et qu'il est légitime d'intervenir pour améliorer la situation d'au moins un agent. Aux yeux des économistes, la vertu majeure du critère de Pareto (du point de vue de l'équité en tout cas), c'est qu'il oblige à tenir compte du bien-être de tous les individus composant la société de manière parfaitement égalitaire : pour qu'une situation soit modifiée, il est nécessaire que tous soient d'accord, aussi bien le plus obscur mendiant que le plus riche et puissant propriétaire, puisqu'il est nécessaire que l'utilité de chacun soit au moins aussi bonne dans la nouvelle situation que dans l'ancienne. Critère à la fois solide et minimaliste, l'optimum de Pareto n'épuise évidemment pas la question de la justice, puisque cela revient à accepter comme optimales des situations dans lesquelles un individu possède tout et l'autre rien.