« Récit de vie : Expression générique où une personne raconte sa vie ou un fragment de sa vie à un ou plusieurs interlocuteurs » 1. Quand ferions-nous, vous ou moi, du récit de vie ? Serait-ce, comme le suggère la définition, dès lors que nous racontons notre histoire ou un fragment de notre histoire ? La définition est large, trop large. Elle est ambiguë.
Qu'on y songe : il nous arrive à tous, au cours d'une journée, entre notre lever et notre coucher, de raconter des fragments de notre histoire. « Sais-tu ce qu'il m'est arrivé ? » ici ou là, hier ou avant-hier, il y a dix ou vingt ans, avec celui-ci ou celle-là, dans tel ou tel contexte ou circonstance. Nous faisons tous du récit de vie, naturellement, comme M. Jourdain faisait de la prose. Et il est certes vrai que toute production d'un récit de vie se déploie sur le fond de cette disposition communément humaine à raconter, à mettre en intrigue : une histoire, un début et une fin, des personnages, de l'action, des revers et des rebondissements, des aléas.
Qui n'aperçoit pourtant qu'entre le récit de fragments de son histoire, et le récit de son histoire tout court, un immense saut s'opère. Raconter son histoire engage en effet une mise en forme globalisante ou totalisante. Non point qu'il s'agisse de dire tout de son histoire. On ne dit jamais tout, toujours on choisit, sélectionne, oriente, organise. Tout au moins peut-on dire : « Je suis né. Et puis il s'est passé ceci ou cela. Voilà où j'en suis. » Cela peut être court ou long, prendre cinq minutes ou dix heures, s'écrire en vingt lignes ou en trois cents pages. Peu importe. De ma naissance jusqu'à aujourd'hui - bien plus, souvent, depuis l'en deçà de ma naissance, depuis ceux-là qui m'ont précédé et en qui je m'origine, jusqu'à demain, jusqu'à la vie qu'il me reste à accomplir -, un fil est tracé, une cohérence est donnée, fût-ce dans la traversée des contradictions ou des ruptures. Mise en intrigue cette fois à l'échelle d'une existence entière.
Cela serait-il une disposition universellement humaine ? Il ne semble pas.
Raconter son histoire suppose l'accès à une posture d'individualisation, dont l'avènement est solidaire du grand mouvement socio-historique qui mène des sociétés holistes aux sociétés individualistes. Si je ne m'étais constitué comme un sujet désenglobé, délié de la totalité sociale, l'histoire que je raconte ne serait pas mon histoire, la mienne propre, singulière, elle serait indissociable de l'histoire de mon groupe d'appartenance. Inuit parmi les Inuits, paysan parmi les paysans. Le genre « récit de vie » entendu en ce sens n'est donc pas de tout temps. Il émerge au xviiie siècle, sous la forme de l'autobiographie écrite, dont les Confessions de Jean-Jacques Rousseau sont exemplaires. Il se développe à l'époque moderne à travers un nouveau genre littéraire (voir encadré p. 23).
Accomplissons un dernier pas. « Je suis né. Voilà où j'en suis. » Aurais-je par là achevé mon récit de vie ? Ce pourrait être le cas. J'ai globalisé ma vie, elle se présente comme une totalité close qui me satisfait, voire dans laquelle je me complais. Un pas essentiel, pourtant, demande encore à être effectué : ne pas se satisfaire de cette première version fermée. En adressant cette version à un autre qui, fût-ce dans l'écoute silencieuse, me renvoie à moi-même, je la questionne réflexivement, la déconstruis pour la recomposer autrement. Je reraconte mon histoire, la resignifie, la charge de nouveaux sens. Procédé par lequel nous « ferions de notre vie une histoire » 2. Ce processus, faut-il le dire, est constitutivement inachevé, toujours ouvert à une possible reprise.
Si le récit de vie peut être spontané, le xxe siècle a vu éclore des pratiques construites, structurées par un dispositif cadré qui met en relation un (ou des) narrateur(s) et un (ou des) narrataire(s), qui accompagne(nt) et stimule(nt) la production du récit. Depuis un récit de vie de recherche, pratiqué par des chercheurs en sciences sociales, en passant par le développement d'un récit de vie d'intervention, où sont concernés formateurs, travailleurs sociaux, sociologues et psychologues cliniciens, voire thérapeutes, jusqu'à l'efflorescence actuelle, dont la signification sociale appelle interrogation.
Le récit de recherche et les sciences sociales
Le récit de vie n'est appropriable par personne, et oblige à l'interdisciplinarité. Presque toutes les disciplines des sciences humaines sont intéressées. D'abord l'histoire, avec les biographies historiques (voir encadré p. 24), mais aussi les sciences du langage et de la littérature, l'anthropologie culturelle, la sociologie, les sciences de l'éducation, la psychologie. Néanmoins, les premières exploitations systématiques d'un récit de recherche - sollicité par un chercheur en vue de la production de connaissances - se produisent dans les champs de l'anthropologie culturelle et de la sociologie.
Dès les années 20, des anthropologues américains recueillent et publient les récits autobiographiques de chefs indiens. La sociologie surtout est concernée. Sous la houlette initiale de William I. Thomas, l'Ecole de Chicago, fondatrice de la sociologie empirique américaine, préoccupée du développement de la délinquance urbaine dans son rapport avec l'immigration, fait du recueil de témoignages personnels - jusqu'à de longs récits de vie - son outil méthodologique privilégié. En 1919 est publié le fameux Polish Peasant in Europe and America, tout récemment traduit en français, dont l'essentiel est constitué par le récit autobiographique de Wladeck, jeune émigré polonais 3.
Les années du reflux
Mais bientôt, c'est le reflux, tant en anthropologie qu'en sociologie. Dans les années 40 et 50, les méthodes quantitatives triomphent. Le récit de vie ne persiste que dans les marges. On devra attendre les années 70 pour qu'une relance s'organise, à l'initiative, en France, de Daniel Bertaux 4. Aujourd'hui, le récit de vie a acquis ses titres de noblesse, il est devenu l'une des méthodes qualitatives reconnues au sein des sciences sociales. Mais qu'en est-il exactement ? De quel récit de vie s'agit-il au juste ?