Raymond Aron (1905-1983) Le spectateur engagé

Raymond Aron, plongé au cœur de l’âge des extrêmes, eut la sagesse de rester un démocrate libéral et un critique des totalitarismes. Une modération qui vaut souvent de longs purgatoires.

La scène se passe en 1931 à Berlin. Un jeune homme seul marche le long d’un canal. Raymond Aron – c’est de lui qu’il s’agit – est plongé dans une profonde méditation sur son avenir : que va-t-il faire de sa vie ?

Une mission intellectuelle

Après son agrégation de philosophie (il a été reçu premier en 1928), il est venu en Allemagne, comme assistant de français. Il y a découvert la pensée allemande et ses grands auteurs : Georg Hegel, Karl Marx, Max Weber, Edmund Husserl… Il se passionne pour une pensée qui met au cœur de sa réflexion le « sens » de l’action humaine, la destinée de l’homme « plongé dans le monde ». Autour de lui, l’histoire gronde : l’Allemagne du début des années 1930, c’est la crise économique, la montée du fascisme et du socialisme révolutionnaire. Le jeune Aron est tenté par l’engagement politique, les idéaux pacifiste et socialiste. Mais il hésite. De sa longue fréquentation avec Emmanuel Kant, il a retenu l’attitude critique. De la tradition positiviste française, il conserve le respect des faits, qui conduit à ne pas se laisser emporter par ses jugements.

Tout à coup, alors qu’il traverse un pont, Aron a une sorte de « révélation » théorique sur ce que doit être son projet intellectuel : « Je me suis si souvent remémoré cette méditation (…). Il me souvient pourtant que j’écrivis à mon frère Robert, soulevé par la joie de la découverte, une lettre enthousiaste et peu intelligible » (Mémoires). Sa révélation est de nature philosophique et existentielle : « En gros, ce que j’avais l’illusion ou la naïveté de découvrir, c’était la condition historique du citoyen ou de l’homme lui-même. Comment, français, juif, situé à un moment du devenir, puis-je connaître l’ensemble dont je suis un atome, entre des centaines de millions ? Comment puis-je saisir l’ensemble autrement que d’un point de vue, un entre d’autres semblables ? D’où suivait une problématique, quasi kantienne : jusqu’à quel point suis-je capable de connaître objectivement l’Histoire – les nations, les partis, les idées dont les conflits remplissent la chronique des siècles – et mon temps ? »