Les leçons de l’histoire
En 1902 est introduit officiellement l’enseignement moderne dans les lycées, non sans mal et a minima. Une commission parlementaire auditionne dès 1899 plus de 200 experts (de l’enseignement public et privé, du secondaire et du supérieur, des chambres de commerce et d’industrie, etc.) et les débats furent longs à la Chambre pour produire un décret témoignant d’un compromis entre les diverses positions. Compromis qui entrouvre la porte du lycée aux enfants des classes moyennes, mais une porte étroite puisque les études y restent toujours payantes et que le nombre des bourses n’est pas augmenté (1). Cette volonté d’élargissement de l’accès aux études longues ne trouve que très progressivement sa mise en œuvre : la réforme de 1902 fait notamment suite à un débat et des projets qui coururent tout au long de la seconde moitié du xixe siècle. Le grand projet d’unification des structures de l’enseignement se poursuit après 1902 pour aboutir aux réformes de 1959 et de 1963, qui mettent fin au clivage entre enseignements primaire et secondaire et généralisent la scolarisation jusqu’à 16 ans, soit le premier cycle du second degré (collège). Entretemps, se tient une autre célèbre commission, animée par Paul Langevin et Henri Wallon, qui accouche d’un plan produit en 1947, laissé lettre morte en raison des changements politiques intervenus.Réformable et non réformable
C’est donc sur près d’un siècle que court la réforme consacrant la démocratisation de l’enseignement secondaire français. Sa promulgation cahotante est finalement actée plus pour des motifs de nécessité économique que de justice sociale.Peut-on cependant affirmer que l’école ne se réforme pas ? D’abord, il faut observer que la volonté ou les projets de réforme ne manquent pas. L’école et son efficacité sont une préoccupation partagée par l’ensemble de la société française prête à faire d’importants sacrifices collectifs et particuliers pour la réussite des élèves. Pour preuve, depuis vingt-cinq ans, la forte augmentation de l’investissement que lui consacrent tant les instances publiques que les familles. De cette manière, l’organisation du système d’enseignement a été profondément modifiée dans les années 1980, à travers la politique de décentralisation (en direction des collectivités territoriales) et de déconcentration (en direction des services académiques), l’instauration des zones d’éducation prioritaires (zep) dès 1982, la création du bac professionnel en 1985 ou la loi d’orientation de 1989. Les réformes des quinze années suivantes n’ayant fait que prolonger ce mouvement, que ce soient le nouveau contrat pour l’école de François Bayrou en 1994, le « dégraissage du mammouth » opéré par Claude Allègre (au profit des rectorats) ou la loi pour l’avenir de l’école de François Fillon finalement votée en 2005.
Le problème, c’est que ces réformes s’attaquent rarement au cœur de l’école : les programmes et la forme scolaires. Les programmes ? Le Conseil national des programmes, créé par la loi de 1989, n’a jamais eu un autre rôle que consultatif. La décision restant au ministère et, au bout du compte, aux inspections générales qui ont une tendance bien naturelle à fonctionner discipline par discipline, d’où l’absence de réflexion sur un découpage aussi immuable qu’arbitraire, et la lenteur des remises en question pédagogiques dans certaines disciplines. La palme revenant sans doute, de ce point de vue, à l’enseignement des langues vivantes sacrifié non seulement en raison du temps insuffisant qui lui est consacré mais aussi de la rigidité des méthodes et des objectifs proposés. Les petits Français ont beau être les derniers de la classe européenne en matière de compétences linguistiques, la prise de conscience et la réforme nécessaire ne semblent pas encore d’actualité.
La forme scolaire ? En règle générale, l’organisation tout comme le fonctionnement de la classe n’ont guère bougé malgré les profondes transformations du public accueilli. On peut s’étonner en particulier que les réformes importantes des années 1960 n’aient été accompagnées que par d’aussi modestes remises en question pédagogiques.
Pourquoi de tels blocages ?
Certains laissent pourtant entendre que l’échec relatif du collège unique serait dû à l’extension du modèle d’enseignement du lycée à l’ensemble du second degré, premier cycle inclus : un enseignement de type transmissif dont le sens n’apparaît que rétrospectivement, un rapport maître-élèves distancié, une très faible place accordée à l’activité des élèves, enfin une grande part d’implicite dans la méthodologie d’apprentissage comme dans l’évaluation. Tout cela est-il bien motivant pour des enfants et des adolescents au départ peu acculturés à l’école ? La réussite scolaire ne passe-t-elle pas par la compréhension et par l’adhésion ?Il est donc à la fois faux et juste de reprocher à l’école son incapacité à la réforme : en fait, elle ne se réforme pas assez ou pas assez vite. A quoi attribuer ces résistances ? En la matière, on pointe traditionnellement la responsabilité de deux acteurs : l’administration de l’éducation et les syndicats. L’historien Antoine Prost exonère les seconds en considérant que, d’une part, leur rôle étant dans la défense catégorielle, il est difficile de leur reprocher d’être circonspects face à toute nouveauté qui risquerait de mettre en cause les statuts de leurs protégés et que, d’autre part, leur capacité d’opposition est relative puisque Jean-Pierre Chevènement a pu par exemple mener à son terme la réforme de l’enseignement professionnel qu’a consacrée la création des bacs pro (2). On n’aura aucun mal à citer d’autres réformes qui n’ont pu aboutir en raison de la mobilisation syndicale. On pourra aussi rappeler que tous les syndicats ne sont pas à loger à la même enseigne : le SGEN-CFDT fut longtemps un lieu de réflexion pédagogique et ses militants d’actifs innovateurs, le SNES lui-même a toujours été tiraillé entre une majorité militante plutôt pédagogiquement conservatrice et une minorité faisant montre de dynamisme pédagogique. Du côté de l’administration de l’éducation, il faut y regarder de plus près : s’il est vrai qu’elle a toujours privilégié la gestion, ce qui après tout est bien normal, il est de plus en plus courant que ses responsables intermédiaires se fassent les premiers vecteurs du changement pédagogique, d’ailleurs souvent en tension avec les enseignants confrontés aux exigences du terrain présentées comme des obstacles à toute réforme. Il en a été par exemple ainsi des tentatives récurrentes d’implantation d’une dose de diversification pédagogique en collège : parcours pédagogiques diversifiés, ateliers croisés, itinéraires de découverte se sont succédé depuis dix ans avec l’objectif commun d’inciter au décloisonnement disciplinaire et à l’éclatement du groupe-classe (ce qui, on en conviendra, revient à s’attaquer à deux piliers de la tradition scolaire). Mais ils n’ont prospéré que là où ils ont trouvé des porte-parole zélés en la personne de tel ou tel inspecteur d’académie convaincu (3).
Les pays étrangers plus disposés au changement ?
On peut donc se demander s’il y a une exception française concernant la réforme de l’école. Emile Durkheim, dans L’Evolution pédagogique en France (cours pour les candidats à l'Agrégation dispensé en 1904-1905, dont la première édition date de 1938), fait clairement ressortir que, d’une époque à l’autre, l’école s’est profondément transformée, aussi bien dans ses missions que dans son fonctionnement, parce que l’éducation est « chose sociale » et, de ce fait, très liée à l’état d’une société. Mais il montre aussi que ces transformations s’opèrent sur le temps long, d’où notre difficulté à les percevoir et la croyance de certains à une immuabilité relative et nécessaire. Ainsi, la plupart des systèmes éducatifs des pays industrialisés ont connu des changements similaires après la Seconde Guerre mondiale, autour de l’intégration des structures de l’enseignement obligatoire. Au collège unique français correspond la comprehensive school britannique ; toutefois, des pays comme l’Allemagne ou la Suisse ont maintenu un mécanisme d’orientation précoce avec, dès la fin du primaire, une répartition des élèves entre établissements d’enseignement général et établissements d’enseignement technique ou professionnalisant, répartition socialement conditionnée. En revanche, tous ces pays ont favorisé à la même époque le développement de l’enseignement scientifique au détriment des humanités classiques, reflétant, là encore, l’aboutissement d’un long processus qui démarre dès le début du xxe siècle.Plus récemment, certains pays ont opéré une révolution sur le court terme. L’exemple le plus spectaculaire de ce point de vue est certainement celui de la Suède qui, en 1992, a procédé à une décentralisation radicale vers les pouvoirs locaux. C’est le Parlement qui a pris toutes les responsabilités pour garantir la cohérence de la politique éducative globale et le maintien d’un curriculum national, mais les communautés scolaires ont de leur côté hérité des compétences en matière de mise en œuvre avec une large place laissée à l’initiative locale. Le ministère, dont le nombre des fonctionnaires a été réduit de 95 %, n’a plus qu’un rôle de coordination ! Mais des réformes menées avec une telle vigueur se paient au prix fort, surtout quand il n’a pas été prévu de mesures suffisantes de régulation : on a constaté un accroissement des inégalités de ressources entre les établissements suédois et un impact assez fort sur la diversité de leurs résultats. L’Angleterre des années 1980 a connu des réformes profondes qui ont abouti à un renforcement à la fois du pouvoir des usagers (libre choix de l’établissement, allocations en fonction de la demande, vouchers) et du pouvoir central (instauration de programmes et de tests d’évaluation nationaux). Les syndicats ont eu beau se battre contre ces mesures, les spécialistes de l’éducation en pointer les dangers, rien n’y a fait, et le retour des travaillistes au gouvernement en 1997 n’a pas induit de changements fondamentaux de la politique éducative (4).
Entre incitations globales et pressions locales
De plus, les systèmes éducatifs nationaux sont désormais clairement sous influence internationale. Les grands organismes transnationaux, tels que l’Union européenne, l’OCDE ou la Banque mondiale, s’intéressent en effet beaucoup à l’éducation et produisent textes, incitations, référentiels mais surtout indicateurs et données comparatives qui interpellent les situations nationales. Les résultats des enquêtes TIMSS ou Pisa sonnent comme un avertissement solennel et ont un retentissement médiatique de plus en plus fort : la médiocrité des performances en mathématiques des jeunes Allemands a suscité un débat mémorable ; on s’est un peu moins ému de celles des jeunes Français en langue étrangère, sans doute à tort.
Il est clair que l’institution éducative se trouve désormais doublement sous pression : pression venue d’en bas, faite des attentes des usagers de l’école, et pression venue d’en haut, émanant des organisations internationales. C’est peut-être ce surcroît de pression qui rend ses agents frileux comme aime à le souligner François Dubet quand il affirme que les enseignants, particulièrement ceux du second degré, seraient les plus réfractaires à toute remise en question, à tout changement de mode d’action (5). Mais ce sont aussi ces attentes démesurées qui rendent urgentes certaines réformes, sans doute pas les plus compliquées à mettre en œuvre. J’en pointerai trois : la première concerne le triple processus de formation, évaluation et accompagnement des enseignants, qui reconnaissent eux-mêmes manquer de repères et d’outils pédagogiques adaptés. La deuxième renvoie à la nécessaire transparence de l’école quant à son fonctionnement, tout spécialement à l’échelon des établissements d’enseignement (plus d’autonomie et, en contrepartie, plus d’efficacité). La troisième consiste dans une refonte de l’enseignement des langues étrangères en prenant appui sur les méthodes utilisées dans les pays experts en la matière, ceux du Nord de l’Europe : un enseignement le plus précoce possible, privilégiant l’oral et la langue courante.
Un des meilleurs moyens de convaincre les récalcitrants de l’utilité de certaines réformes est de faire valoir les exemples de systèmes où elles ont réussi : la comparaison internationale est la clé de tout changement, à condition cependant d’être maniée avec prudence car ce qui a marché ici ne peut être transposé là sans ajustements. La forme scolaire, dont le modèle français est une sorte d’archétype, mérite un sérieux coup de jeune. Et quand tous les modes d’apprentissage alternatifs, spécialement la révolution informatique et Internet, mettent en question l’école, sa réforme devient une nécessité.
NOTES
(1) V. Isambert-Jamati, « Une réforme des lycées et collèges. Essai d’analyse sociologique de la réforme de 1902 », L’Année sociologique, vol. XX, 1969.
(2) A. Prost, « Réformes possibles et impossibles », in G. Chapelle et D. Meuret, Améliorer l’école, Puf, 2006.
(3) Y. Dutercq et J.-L. Derouet (dir.), Le Collège en chantier, INRP, 2004.
(4) J.-N. Evanno (dir.), Le New Labour et l’éducation.
La « troisième voie » mise à
l’essai, Presses universitaires de Rennes, 2001.
(5) F. Dubet, Le Déclin de l’institution, Seuil, 2002.
Entretien avec Hervé Hamon - La fin programmée du collège unique
Le collège en France a-t-il jamais été unique ?
Dès sa création dans les années 1970, si le collège unique avait l’ambition d’accueillir tous les élèves, il les éliminait en fait petit à petit par tranches. Il y a vingt ans, l’ensemble de la classe d’âge rentrait bien en sixième, mais un quart des élèves se voyait évincé du collège en fin de cinquième et seule une minorité parvenait en seconde générale. Aujourd’hui, avec les filières de traitement de la grande difficulté scolaire, beaucoup se retrouvent encore hors circuit. Le collège reste à plusieurs vitesses dans l’hypocrisie la plus totale. On peut donc plutôt parler d’un collège ouvert que d’un collège unique.Comment expliquer ce renoncement démocratique de l’école républicaine ?
L’abandon du collège unique ne gêne en rien les couches moyennes et supérieures qui contournent la plus élémentaire mixité sociale, gavent leurs enfants de cours du soir défiscalisés et sont d’accord pour transformer les examens en concours. Il ne gêne pas non plus les enseignants qui préfèrent inscrire les carences des élèves au compte de ces derniers plutôt qu’à celui de l’institution. A l’extérieur, les enseignants se prononcent toujours pour le collège unique, mais en salle des profs, ils ne cessent de se plaindre des classes hétérogènes et reconnaissent que tous les élèves n’ont pas leur place au collège. En fait, à part les 15 ou 20 % de profs qui font un travail remarquable, la grande majorité ne sait tout simplement pas comment soutenir les élèves en difficulté. Ils ont du mal à repérer, à analyser, à évaluer les erreurs et à proposer des solutions pour sortir les élèves de l’échec scolaire. C’est pourquoi je pense que la permanence de la formation continue des enseignants et la modification de leur service représentent les grands chantiers de demain. Il faut lutter contre ces deux fléaux que sont la qualification à vie et la paresse professionnelle consistant à ne faire que ses heures de cours. Tant que les enseignants ne seront pas plus présents physiquement au collège, plus disponibles pour les élèves, le soutien scolaire public restera un phénomène marginal.Peut-on toucher au service enseignant sans déclencher une grève générale ?
Je constate que le seuil de tolérance des enseignants à l’égard des nouveaux publics scolaires est plus élevé qu’il y a vingt ans. Pour les jeunes générations de profs notamment, les élèves ne se résument pas aux représentations idéalisées parfois transmises par les IUFM. Et l’idée qu’une classe hétérogène peut être une classe efficace commence à faire son chemin. Autrement dit, je crois que les recommandations de la commission Thélot avaient vu juste : il faut envisager une modification du métier moyennant contrepartie et négocier avec ceux des enseignants qui sont d’accord pour jouer le jeu. Il s’agit souvent des plus jeunes, et la démarche doit pouvoir s’effectuer au moment où on les recrute, car la tranche d’âge sortante a montré qu’elle ne semblait pas disposée à la réforme. Lors de mon enquête, j’ai rencontré beaucoup de jeunes profs de collèges très difficiles travaillant en équipes, échangeant leurs expériences, ne comptant pas leurs heures… Ils symbolisent ce que j’appelle « un bon prof de collège difficile » : capable d’intervenir dans un couloir en cas de bagarre entre deux élèves qui ne sont pas les siens, capable d’accepter de perdre cinq minutes d’installation à chaque heure de cours, capable de comprendre quelle est la durée d’attention maximum à respecter.Bref, des professionnels véritablement impliqués dans la réussite des élèves tels qu’ils sont. Les mentalités peuvent donc bouger.
Comment analysez-vous la politique actuelle du ministre de l’Education concernant le collège ?
Gilles de Robien sera sans doute le seul des trois derniers ministres de l’Education à entrer dans l’histoire. Non parce qu’il aura multiplié les effets d’annonce, pourfendu la méthode globale déjà enterrée, esquissé une petite remise à plat des zep… Mais parce qu’avec sa volonté d’envoyer les enfants en apprentissage dès 14 ans, il aura réussi l’exploit d’entamer très officiellement le démantèlement du collège unique. Tant pis si l’apprentissage bas de gamme ne résout rien, tant pis si les entreprises ne veulent pas de stagiaires aussi précoces et fragiles. Tant pis si, en France, le « droit au retour » dans la filière dite « normale », constamment brandi, reste un vœu pieux. Le collège unique est désormais mis à mal, la pierre angulaire est fragmentée. On le sentait venir mais ce qui était moins prévisible, c’était que l’affaire se déroulerait sans anicroche, presque sans protestation, sinon rituelle. Quand le contrat d’embauche des rejetons issus des classes moyennes est insatisfaisant, c’est l’émeute. Mais quand on chasse de la sphère scolaire les « irréductibles » qui sont aussi les plus pauvres, c’est l’indifférence. Faut-il rappeler que notre postulat démocratique considère tous les enfants comme éducables !
Hervé Hamon
En 1984, ce professeur de philosophie et journaliste publiait au Seuil, avec Patrick Rotman, Tant qu’il y aura des profs. Vingt ans plus tard, il est revenu sur les lieux du crime et publie, seul cette fois, Tant qu’il y aura des élèves, Seuil, 2004.