Rencontre avec Axel Honneth : Les luttes pour la reconnaissance

Bien des souffrances et des problèmes sociaux prennent sens dès lors qu’on les aborde sous l’angle de la reconnaissance. C’est ce que montre le philosophe Axel Honneth, soulignant l’importance pour notre existence du regard des autres.

Axel Honneth, sociologue et philosophe, successeur de Jürgen Habermas, et continuateur de l’école de Francfort, pratique une pensée critique nourrie de sciences sociales et humaines, mais fondée sur une longue tradition de philosophie théorique et éthique. En 1992, sa Lutte pour la reconnaissance introduit dans le champ de la philosophie sociale l’idée que l’existence des individus et des collectivités ne consiste pas seulement dans des échanges de biens et de services utiles à la conservation de soi, mais aussi des « attentes de reconnaissance » de la part d’un autrui approbateur. Leur refus engendre humiliations et conflits. À la lumière de ce concept déjà présent dans l’œuvre de Georg Hegel, mais éclipsé par le matérialisme historique, bon nombre des tensions qui traversent les sociétés modernes se sont trouvées éclairées d’un nouveau jour : les luttes pour l’égalité des sexes, pour le respect de minorités sexuelles et des minorités culturelles.

 

La reconnaissance peut-elle être définie autrement que par son manque ou son déni ?

J’ai commencé à appréhender la question de la reconnaissance par l’analyse des sentiments négatifs de mépris, d’humiliation, d’atteinte à la dignité. J’étais alors convaincu qu’elle n’apparaissait que par la négative. Mais j’ai peu à peu pris conscience que l’on ne pouvait pas analyser ces sentiments et les luttes qu’elles nourrissent sans faire référence, en tant qu’observateur, aux principes positifs de reconnaissance mis en jeu. Il est sinon impossible de comprendre ce pour quoi ces personnes luttent, ce qu’elles recherchent. Si, en effet, la question de la reconnaissance survient dans la société à travers les sentiments de non-reconnaissance, nous ne pouvons pourtant les comprendre sans nous référer aux principes positifs de reconnaissance sur lesquels ils s’appuient.

 

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Est-ce que tout conflit social doit être analysé comme une lutte pour la reconnaissance ?

Ma position sur ce point a évolué au cours de mes recherches. Au départ, mon projet était seulement de critiquer le modèle classique qui analyse les conflits sociaux comme des conflits d’intérêts. Selon ce modèle, vous présupposez des sujets ou des groupes de sujets qui ont des intérêts définis, lesquels ne sont pas satisfaits dans les conditions données ; ces sujets luttent donc pour les satisfaire. Or, pour moi, il apparaissait qu’une partie en tout cas des conflits sociaux se comprenaient mieux en faisant intervenir des attentes morales, c’est-à-dire en les expliquant par des sentiments d’honneur bafoué, de mépris ou de déni de reconnaissance. Mais ce contre-modèle ne visait pas à analyser l’ensemble des conflits sociaux dont beaucoup restaient alors à mes yeux des conflits d’intérêts. Mais, au fur et à mesure que j’approfondissais la question, j’en suis venu à l’idée que tout conflit est partiellement motivé par des convictions morales, parce que certaines revendications légitimes, des demandes de reconnaissance sont injustement rejetées. Mon idée désormais est donc que tous les types de conflits sociaux, même ceux qui visent la redistribution des biens et qui semblent être purement intéressés, doivent être compris comme des conflits normatifs, comme des luttes pour la reconnaissance.

 

Ne peut-il y avoir des demandes de reconnaissance injustifiées ? Ne pensez-vous pas qu’il y a parfois des abus, des manipulations ?

Oui, bien sûr, aussi bien du côté de ceux qui réclament de la reconnaissance que de ceux qui la refusent. Aujourd’hui, on utilise le terme de « reconnaissance » dans un sens très large. C’est même devenu un mot à la mode. Nous sommes parfois confrontés à des gens qui sont obsédés par l’idée qu’ils ne sont pas reconnus. Il faut être prudent dans l’analyse et se demander toujours jusqu’à quel point ces sentiments de mépris ou d’humiliation ont un fondement. Inversement, certaines formes de reconnaissance sont inauthentiques. Il y a parfois instrumentalisation. On peut vouloir donner le sentiment de reconnaître une personne ou un groupe de personnes sans que ce soit vraiment le cas. Une demande de reconnaissance est justifiée quand elle se réfère à certains principes normatifs. Toutes les sociétés sont basées sur de tels principes, acceptés, institués et donc pratiqués. Ce sont eux qui permettent l’intégration d’une communauté sociale. Ils définissent certaines sphères où les gens attendent d’être reconnus.