Entretien avec Jean-Daniel reynaud

« Il n'y a pas de règles sans projet. »

C'est moins le respect des règles que leur production qui constitue le ressort principal des organisations humaines. Cette activité de production des normes est constitutive de l'action collective.

Sciences Humaines : Vous faites de la production des normes et de ce que vous appelez « l'activité de régulation » un principe fondateur de l'action sociale. Qu'entendez-vous par le terme de régulation ?

Jean-Daniel Reynaud : L'idée selon laquelle la réalité sociale de base est une interaction sociale réglée n'est pas originale. Elle a été défendue par toute une tradition sociologique, notamment celle de Talcott Parsons. Mon approche est légèrement différente, en ce sens que je fais l'hypothèse que les règles de cette interaction sont construites par les acteurs eux-mêmes. Autrement dit, j'étudie davantage la régulation que les règles, je m'intéresse plus à l'activité qu'à ses résultats.

Prenons maintenant la question sous un autre angle. Les analyses de la décision, par exemple la théorie des jeux, supposent des individus qui, en fonction de certaines règles du jeu, prennent des décisions. Ce que j'essaie de montrer, c'est que la modification des règles fait partie des stratégies des acteurs. Je vais prendre un exemple emprunté à Donald Roy . Un ouvrier est soumis à un salaire au rendement. Le bureau des méthodes lui a donné un rythme et un tarif de pièces qui lui « conviennent », c'est-à-dire qui lui permettent facilement d'obtenir des primes au rendement, et donc de gagner davantage. Il jugera probablement que si son rendement s'élève trop, le bureau des méthodes sera enclin à réviser le taux de rémunération à la baisse, pensant que celui-ci était mal estimé. L'ouvrier préférera donc s'imposer une limite de production, et donc modérer ses gains immédiats, pour ne pas courir le risque de voir le taux de rémunération baisser, ce qui à long terme aurait eu pour effet d'augmenter la cadence et de limiter son revenu. Cet exemple montre une chose très importante : on ne peut comprendre le comportement des salariés qu'à travers leur volonté de changer (ou de maintenir) les règles du jeu à leur profit.

SH : Vous dites qu'il n'y a pas de règles sans projet. Pourriez-vous expliciter et illustrer cette proposition ?

J.-D.R. : Consentir à une règle, c'est consentir à une obligation. Il me semble que ce qui explique la contrainte d'une norme, c'est une action collective. Autrement dit les règles n'ont de sens que rapportées aux fins d'une action commune, d'un projet commun. C'est bien parce qu'elles sont liées à ce projet qu'elles sont obligatoires.

SH : Il y a pourtant des règles qui sont « imposées », des dogmes (par exemple on peut difficilement dire que les interdits alimentaires sont liés à un projet).

J.-D.R. : Il est évident que nous n'inventons pas la plupart des règles que nous suivons. Mais nous ne les recevons pas passivement : il faut mobiliser la règle. Par exemple, mon voisin fume dans un compartiment non fumeur et cela me gêne. Il faut alors que je mobilise la règle : que je l'invoque, que je proteste, le cas échéant que je prenne à témoin les autres personnes ou que j'appelle le contrôleur. Autrement dit, je dois brandir la règle, sans quoi il ne se passera rien. Il y a donc bien une appropriation nécessaire.