Rencontre avec Edgar Morin. Repenser l'éthique

Avec son dernier livre, Éthique, Edgar Morin apporte une nouvelle pièce à l'édifice de La Méthode, ouvrage monumental dont l'ambition est de proposer une nouvelle démarche de pensée apte à appréhender la complexité des affaires humaines.

« Fais le bien, ne fais pas le mal. » Selon Edgar Morin, dans son principe, l'injonction éthique est simple. Mais la question éthique soulève un problème typiquement complexe, car nos valeurs sont multiples, et les résultats de nos actions sont imprévisibles. D'où la nécessité de repenser l'éthique.

Les travaux récents sur les fondements de la morale montrent que des comportements « moraux » existent dans le monde animal sous différentes formes. On parle d'altruisme pour désigner de la solidarité spontanée entre les fourmis jusqu'aux comportements d'adoption de femelles chimpanzés, en passant par les conduites d'assistance des individus en détresse que l'on observe chez les dauphins par exemple.

Effectivement, la racine des comportements moraux nous plonge dans l'histoire du vivant. Dès Le Paradigme perdu (1973), j'ai cherché à inscrire l'humain dans l'évolution. Les sciences humaines ont voulu penser l'humanité sur une coupure radicale entre l'humain et l'animal. A l'inverse, l'approche génétique, sociobiologique nie toute spécificité à l'humain en voulant réduire les conduites humaines à leurs soubassements biologiques. Tout le problème est de penser à la fois la discontinuité et la continuité animal-humain, qui fait que le monde humain, tout en relevant du monde des primates, comporte quelque chose d'irréductible à l'animalité, ce que j'ai appelé « l'humanité de l'humanité ».

Des phénomènes de solidarité se retrouvent partout dans le monde vivant. Non seulement dans les sociétés animales, notamment celles des insectes, oiseaux, mammifères, mais déjà au niveau cellulaire où les cellules d'un même organisme sont constitutivement solidaires entre elles...

De même, la notion de sujet est biologique à sa racine : être sujet, c'est s'autoaffirmer en se situant au centre de son monde. Cet égocentrisme, au sens littéral du terme, fait qu'un être vivant cherche à satisfaire ses propres besoins et finalités individuelles, se nourrir, se défendre, etc. ; il est un caractère fondamental du vivant, mais n'exclut nullement l'altruisme et l'inclusion dans un « nous ». De même, les humains portent en eux, en tant que sujets individuels, ce double « logiciel » dont une partie commande les comportements orientés vers le « pour soi » et l'autre le « pour nous » ou « pour autrui ». L'une commande l'égoïsme, l'autre commande l'altruisme.

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Les conduites éthiques ont pour source solidarité et responsabilité. A ce titre, ce sont des conduites de « reliance » qui relient l'individu à autrui ou à sa communauté. La reliance comporte un caractère affectif - comme l'attachement entre un enfant et sa mère - ou entre individus proches. La solidarité n'est pas spécifique aux humains. Mais par le langage et le mythe, l'être humain s'inscrit de façon distinctive dans sa communauté (mythe de l'ancêtre commun dans la société archaïque et, pour les nations, mythe de la substance maternelle et paternelle incluse dans l'idée de patrie) ; il peut ressentir un lien communautaire avec l'humanité entière.