Rares sont les archéologues qui ont maille à partir avec le Pape. Jan Assmann est de ceux-là… En 2004, le cardinal Joseph Ratzinger, le futur Benoît XVI, prit la plume pour dénoncer l’image, faussée à ses yeux, que le spécialiste de l’Antiquité égyptienne avait donnée de la révolution monothéiste dans un livre paru quelques années plus tôt. Son titre, déjà, Moïse l’Égyptien (1997), n’allait pas de soi, et son auteur n’en était pas à son premier compte rendu critique. Qui est donc J. Assmann ? Né en 1938 en Allemagne, égyptologue, professeur à Heidelberg depuis 1976, il a mené des fouilles et développé une œuvre couronnée de prix sur la religion, la culture et l’histoire de l’ancienne Égypte. Chemin faisant, il a buté sur un bref épisode de l’histoire pharaonique : au XIVe siècle av. J.-C., Amenhotep IV dit Akhenaton décréta la déchéance des dieux de l’Égypte, à l’exception d’un seul, Aton, encore appelé Rê (le Soleil), dont il tenta d’imposer le culte à son royaume en faisant détruire les images de tous les autres, non sans violence. Son règne déplut tellement que ses successeurs s’empressèrent de rétablir le polythéisme et d’effacer la mémoire de ce sourcilleux prophète. De cette première convulsion, enfouie dans la mémoire égyptienne, on pouvait penser qu’elle avait inspiré une révolution religieuse autrement plus réussie : celle de la fondation du monothéisme hébraïque par un prophète venu d’Égypte, Moïse. Sigmund Freud, et d’autres lettrés avant lui, avait déjà signalé cette filiation dans L’Homme Moïse et la Religion monothéiste (1939).
En se penchant sur les textes bibliques, Jan Assmann a voulu comprendre pourquoi les Égyptiens du XIVe siècle av. J.-C. avaient refusé le culte exclusif d’Aton. Qu’est-ce que cela changeait profondément ? Depuis, il s’en est expliqué dans plusieurs livres d’autant plus discutés que – comme chacun sait – le monothéisme est le principe commun des religions qui dominent plus de la moitié du monde. En quoi diffèrent-elles des autres ? C’est la question que nous lui avons posée.
Vous avez consacré de nombreuses années de votre carrière à l’archéologie, à l’histoire et à la religion de l’Égypte ancienne avant de publier, en 1997, un livre remarqué sur Moïse et l’émergence du monothéisme. Par quel chemin avez-vous été mené à ce sujet ?
J’ai été amené vers ce sujet en rédigeant un article sur une ballade du poète Friedrich Schiller intitulée L’Image voilée de Saïs. Je l’ai écrit pour un volume collectif édité par Aleida Assmann et moi-même (1). Saïs est une ville de l’ancienne Égypte, et ce contexte égyptien m’intéressait. J’ai découvert que Schiller s’était inspiré d’un traité maçonnique de Carl Leonard Reinhold, Les Mystères hébraïques, de 1788. Dans ce petit livre, C.L. Reinhold affirme que Moïse a emprunté le monothéisme à l’Égypte, où il aurait reçu une éducation princière et aurait été initié aux mystères de la religion égyptienne. Toujours selon C.L. Reinhold, l’inscription portée sur l’image voilée de Saïs (« Je suis ce qui a été, ce qui est et ce qui sera. Aucun mortel n’a jamais levé mon voile ») est identique au message du Dieu biblique (Yahve) à Moïse (« Je suis celui qui est »). C.L. Reinhold s’appuyait sur ce texte de la Bible des Septante (2) qui proclame « Je suis l’Être unique », qu’il traduit par « Je suis l’Être par excellence ». Il en venait à conclure que l’idée centrale des mystères égyptiens et de la révélation biblique (Exode 3:14) était la même : celle d’un Dieu omniprésent. Moïse n’aurait fait que transposer et répandre cette idée parmi les Hébreux. À l’appui de cette thèse hardie, C.L. Reinhold citait de grands auteurs comme Moïse Maïmonide (1135-1204), John Spencer (1630-1693) et William Warburton (1698-1779). J’ai profité d’un séjour au Centre de recherche Getty, à Los Angeles, pour me plonger dans toute la littérature de l’époque, et lire Baruch Spinoza, Ralph Cudworth, Gotthold Ephraim Lessing, Moïse Mendelssohn et bien d’autres encore. J’ai ainsi découvert un chapitre inconnu de la préhistoire de l’égyptologie, qui touche à l’origine du monothéisme. C’est cela qui m’a amené à remonter bien au-delà de ces auteurs, jusqu’au règne du pharaon hérétique Akhenaton (1355-1338 av. J.-C.) pour revenir ensuite à la thèse freudienne sur l’origine égyptienne de Moïse. Le cas me parut si évident que j’ai bouclé mon livre sur Moïse en quatre mois.
, Bd. 3, (), Fink, 2002. , vers 270 av. J.-C.place les divinités dans les manifestations du monde naturel, et non au-dessus, comme la plupart des monothéismes. (1632-1677) est assimilée par certains à un panthéisme car elle identifiait Dieu aux lois de la nature. (, , Hazan, 2009. Les deux autres titres sont en allemand : (), Carl Hanser Verlag, 2005, et (), Verlag der Weltreligionen im Insel Verlag, 2010. , Moïse ordonna, parmi les Hébreux, le massacre de ceux qui avaient adhéré à ce culte païen. Les Maccabées étaient des juifs radicaux qui, au iie siécle av. J.-C., menèrent des actions impitoyables contre la domination grecque en Palestine. Les Zélotes, qui se révoltèrent au ier siècle ap. J.-C. contre l’occupant romain et ses collaborateurs, sont connus pour leur cruelle détermination., telle qu’exposée par Jacques Derrida, est une pratique consistant à dévoiler l’intention d’un texte par le choix des mots utilisés à l’intérieur d’une langue. Elle a peu à voir avec l’analyse historique, et est souvent associée au courant postmoderniste.