Respect critique

Pierre Bourdieu est sans conteste un des grands sociologues du xxe siècle, reconnu comme tel à une échelle internationale. Les critiques les plus médiatisées qui lui sont adressées passent fréquemment à côté de cette donnée et oublient de prendre vraiment au sérieux un travail scientifique considérable qui s'étale sur une quarantaine d'années. Mais l'oeuvre de Bourdieu ne peut, pas plus qu'une autre, échapper au regard critique. Dans cette perspective, un espace de critiques sérieusement argumentées, moins connues du public, s'est ouvert depuis plusieurs années.

Le récent livre coordonné par Bernard Lahire 1 a commencé à lui donner une plus grande visibilité. Ces analyses critiques, en nous aidant à penser aussi contre Bourdieu ou seulement à distance de lui, constituent d'ailleurs un hommage pratique à son activité intellectuelle, en même temps qu'une autre façon d'avancer à partir de son oeuvre. La sociologie de P. Bourdieu s'articule autour de l'idée selon laquelle « le principe de l'action historique » réside « dans la relation entre deux états du social, c'est-à-dire entre l'histoire objectivée dans les choses, sous forme d'institutions, et l'histoire incarnée dans les corps, sous la forme de ce système de dispositions durables », appelé habitus2.

L'histoire objectivée prend chez P. Bourdieu la forme d'une vision spatiale de la société. Les sociétés modernes, explique-t-il dans le sillage de Max Weber, ont vu leurs activités se différencier en de multiples espaces possédant leur logique propre : champ économique, champ politique, champ journalistique, champ intellectuel, etc. Chaque champ constitue, selon P. Bourdieu, un lieu structuré par des rapports de force entre des dominants et des dominés, où les individus se disputent l'accès au type de « capital » (économique, culturel, politique, etc.) valorisé dans le champ concerné ; « l'intérêt » à participer à tel ou tel champ ne renvoyant donc pas à l'accumulation du même type de ressources (l'intérêt du P-DG, de l'universitaire ou de l'homme politique n'étant pas le même).

Une des critiques adressées, notamment par Alain Caillé 3, à cette conception des champs sociaux comme autant de terrains de compétition est sa tentation de réduction utilitariste de la vie sociale à l'analogie commerciale de la concurrence entre les individus et les groupes, renforcée par le recours à la notion d'intérêt. Cette vision trop unilatérale rendrait le sociologue aveugle à d'autres types de relations importantes pour la vie sociale, comme les rapports de coopération entre les acteurs. Elle occulterait également l'existence d'expériences différentes, comme l'amitié, l'amour ou la compassion. Le cas des institutions en contact continu avec la souffrance sociale (comme les hôpitaux, les ANPE ou les Caisses d'allocations familiales) constitue, de ce point de vue, un exemple intéressant. On a ainsi pu montrer que le sentiment de responsabilité pour autrui et la compassion qui lui est associée avaient une place significative dans le fonctionnement quotidien de ces secteurs de l'action publique, et étaient à l'origine d'une partie du « stress » de ses agents 4.

L'utilisation par P. Bourdieu lui-même de la notion de « marché », comme synonyme de celle de champ, prête évidemment le flanc à cette critique. Le recours à ce lexique a d'ailleurs ouvert la porte à des analyses plus nettement utilitaristes, par exemple dans certains secteurs de la science politique se centrant sur des notions comme celles de « marché politique », d'« entreprises politiques », d'« offre politique » et de « profits politiques ».

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Habitus ou identité plurielle ?

L'habitus constitue le deuxième pilier de la théorie sociologique de P. Bourdieu. C'est le versant « histoire faite corps » du social. L'habitus est ce qui explique pourquoi les individus agissent en société selon des schèmes qui leur préexistent, et tendent à reproduire ainsi des rapports sociaux marqués par la domination de certains groupes sur d'autres groupes. L'habitus est, selon P. Bourdieu, un système de dispositions durables et transposables en chaque individu, vecteur d'une unité et d'une permanence largement non conscientes.

Il y a tout à la fois chez P. Bourdieu des habitus individuels et des habitus de classe. Chaque habitus individuel est doté d'une singularité, car entre deux individus, on ne trouvera jamais exactement les mêmes expériences sociales et dans le même ordre (par exemple, même les enfants d'une même famille vont poursuivre des cursus scolaires pour une part différents). A un niveau social plus global, on peut repérer des habitus de classe, dans la mesure où il y a des classes d'habitus, c'est-à-dire des catégories d'habitus proches. Cette proximité peut être due tant à des conditions sociales semblables (par exemple, entre des ouvriers ou entre des P-DG) qu'à des trajectoires sociales convergentes (par exemple, entre des gens issus d'un milieu agricole ou ouvrier passés par l'université, et connaissant alors une ascension sociale par l'école).

Depuis les années 80, des critiques ont été opposées à cette vision unifiée de la personne. Un nouveau courant de recherche s'est constitué en France autour de l'idée que l'acteur social est « pluriel » 5. Tout en se situant dans le sillage critique de P. Bourdieu, des auteurs comme Jean-Claude Kaufmann 6 et Bernard Lahire 7 invitent au réexamen de la notion d'habitus. Ils ne contestent pas que des dispositions soient intériorisées par les acteurs au cours de leur socialisation, mais s'interrogent sur l'unité de ces dispositions, leur durabilité au cours de la vie, et leur activation dans toutes les circonstances de la vie quotidienne. Ainsi, J.-C. Kaufmann rappelle que les sources d'où nous tirons nos apprentissages sont diverses : la famille, l'école, le travail, les médias, etc. B. Lahire, en particulier, souligne que la famille est aujourd'hui rarement un espace de socialisation homogène, mais un assemblage plus composite, et par exemple, « un père analphabète, une soeur à l'université, des frères et soeurs en réussite scolaire, d'autres en échec » 8. Les personnes qui entourent l'enfant incarnent donc des rapports à l'école et au travail sensiblement différents, et donc une diversité relative d'avenirs possibles, même si les ressources de départ restreignent les probabilités de chacun de s'élever dans la hiérarchie sociale.