Retour sur le 21 avril

Si le FN a connu ses premiers succès dans les grandes villes et leurs banlieues, c'est en milieu rural qu'il a effectué sa percée la plus spectaculaire. Tel est l'un des enseignements d'une grande enquête effectuée à l'occasion des élections présidentielle et législatives.

À la veille du premier tour présidentiel, au terme d'une campagne qui a particulièrement peu intéressé les Français, les jeux semblent faits. La majorité pense que Lionel Jospin affrontera Jacques Chirac, qu'il suit de près, au second tour. Le troisième homme désigné par les sondages est Jean-Marie Le Pen. En février, c'était encore Jean-Pierre Chevènement, crédité de 10,8 % des intentions de vote 1. Mais depuis mars, le leader du FN progresse. La dernière semaine, son score varie dans une fourchette de 12 à 14 % selon les instituts. Le 21 avril, à la surprise générale, non seulement il dépasse son niveau record de 1995 mais, avec près de 17 % des suffrages exprimés, il devance le candidat socialiste de quelque 200 000 voix et se qualifie pour le second tour. Dans trente-cinq départements, il arrive en tête de tous les candidats, dans vingt d'entre eux, il dépasse la barre des 20 %, et celle des 30 % dans des villes comme Beaucaire (36,2 %), Saint-Gilles (34,9 %) ou Sorgues (34,3 %). Si on fait la somme de ses voix et des quelque 600 000 obtenues par son rival malheureux du MNR, Bruno Mégret, l'extrême droite a rassemblé quelque cinq millions et demi de suffrages, soit près d'un électeur sur cinq. Un seuil jamais atteint jusqu'ici, qu'elle dépasse même dans près de la moitié des départements de métropole.

Deux visages de l'extrémisme

Comment expliquer cette remontée spectaculaire d'un tribun vieillissant, d'un parti moribond ? Quels sont ses électeurs, leur profil, leurs motivations ? Pour le savoir, on se servira des deux premières vagues d'enquêtes du Panel électoral français 20022, interrogeant un échantillon national, représentatif de la population inscrite sur les listes électorales, juste avant et juste après le scrutin présidentiel.

Comme précédemment, et plus que tous les autres candidats, le président du FN attire aussi des électeurs sans repère politique, ceux qui ne veulent pas, ou ne peuvent pas choisir leur camp et qui se disent « ni de droite, ni de gauche », soit un enquêté sur cinq dans la deuxième vague du panel. Près du quart de ces « ninistes » ont voté Le Pen le 21 avril, soit à peu près autant que les « plutôt de droite », et quatre fois plus que les « plutôt de gauche ». Le contraste entre ces deux groupes est toujours aussi saisissant. Les ninistes viennent plutôt de milieux socialement et culturellement défavorisés. Quatre sur cinq n'ont pas le bac, deux sur trois sont ouvriers et/ou enfants d'ouvriers, et ils revendiquent leur appartenance à la classe ouvrière ou à celle des travailleurs plutôt qu'aux classes moyennes et supérieures. Près de la moitié n'a d'autre patrimoine qu'un livret de Caisse d'épargne. La politique ne les intéresse guère, et ils ne votent pas régulièrement aux élections. Mais dans le domaine économique et social, ils pencheraient plutôt à gauche, qu'il s'agisse d'interdire les licenciements, de défendre le RMI ou de réduire l'écart entre les riches et les pauvres. Ils ont d'ailleurs plus d'une fois voté pour la gauche dans le passé, aux législatives de 1997 et au second tour de la présidentielle de 1995. A la veille du scrutin de 2002, interrogés sur le candidat qu'ils souhaitent voir gagner, leur second choix après Le Pen est Jospin. Après le second tour, pour les législatives des 9 et 16 juin, ils sont même un sur cinq, sept fois plus que les droitistes, à ne pas voir d'un mauvais oeil une victoire de la gauche.

Les droitistes, eux, sont plus instruits, plus aisés, plus pratiquants, bref plus proches de l'électorat classique des partis de droite. On y trouve moins d'ouvriers, plus de travailleurs indépendants, qui possèdent un petit patrimoine et des revenus plus élevés. Ils sont aussi plus politisés et se placent nettement plus à droite, voire à l'extrême droite que les ninistes. S'ils se disent proches du FN dans la même proportion que ces derniers, environ 40 %, ils déclarent beaucoup plus souvent une proximité avec les autres partis de droite, alors que les ninistes sont plus souvent proches de partis de gauche. La majorité des premiers a d'ailleurs été élevée dans des familles où le père, la mère ou les deux parents étaient de droite, alors que les seconds viennent plutôt de familles de gauche ou sans tradition politique. Ils sont aussi plus nombreux à la veille du premier tour à souhaiter voir Chirac l'emporter à défaut de Le Pen, ils sont plus satisfaits de la nomination du gouvernement de Jean-Pierre Raffarin, et en majorité, ils souhaitent une victoire, sinon du FN, du moins de l'UMP (Union pour la majorité présidentielle) aux prochaines législatives. Sur les questions d'économie et de société enfin, ils s'opposent point par point aux ninistes. Ils réclament moins d'Etat et plus de liberté pour les entreprises, ils sont plus hostiles aux « 35 heures », ils jugent beaucoup plus positivement des termes comme « profit » et « privatisation ».