Senlis ressuscite son passé ukrainien

Senlis, dans l’Oise, est un lieu de rassemblement pour les Ukrainiens. Ils cultivent la mémoire d’Anne de Kiev, devenue reine de France en 1051, à une époque où la cité picarde abritait le trône.

Senlis (Oise), mars 2022. En ce premier dimanche de printemps, une petite trentaine de personnes débouche sur la pelouse de la place des Arènes. Il fait froid, mais le soleil brille. De jeunes enfants gambadent, leurs mères discutent avec animation. Pique-nique, visite touristique ? Au centre de la place, une haute statue de bronze figure une femme couronnée d’allure médiévale, port altier, taille fine, traits juvéniles. Une plaque informe qu’il s’agit d’Anne de Kiev (née en 1023 de Iaroslav le Sage, prince de Kiev) et qu’en 1051, Anne a épousé le roi franc Henri Ier, à une époque où Senlis abritait le trône.

Bientôt une jeune femme et un garçon d’une douzaine d’années sortent de leur sac, au lieu du casse-croûte attendu, deux drapeaux. L’un arbore les couleurs de la France, l’autre, celles de l’Ukraine. Ce même jaune et ce même bleu ciel que l’on retrouve en signe de solidarité sur les édifices publics français depuis le 24 février, date de l’invasion du pays par la Russie de Vladimir Poutine.

Un homme coiffé d’une casquette à carreaux s’adresse au groupe en ukrainien, c’est lui qui sert de guide et d’interprète. Anne de « Kyiv », explique-t-il, est cette belle princesse ruthène qui a traversé l’Europe et donné naissance à Philippe Ier, héritier du trône, perpétuant ainsi la dynastie capétienne. La femme et le garçon se placent devant la statue, déploient avec gravité les deux drapeaux et les tiennent fermement ensemble. Les autres sortent leur téléphone portable pour immortaliser la scène. Comme la plupart des membres de ce petit groupe, la femme, l’adolescent et leurs compagnons sont ukrainiens.

Comme l’ancienne reine de France, ils viennent de Kyiv. Fuyant les bombardements, ils ont traversé l’Europe et trouvé refuge dans l’Hexagone – plus exactement à Cergy (Val d’Oise), où une base de loisirs a été reconvertie en centre d’hébergement d’urgence. Pour se rendre de Cergy à Senlis, ces femmes et ces enfants ont été convoyés par des bénévoles sur une soixantaine de kilomètres. Si ces réfugiés ont fait le déplacement dans l’ancienne ville royale, c’est, pour le dire vite, parce qu’Anne de Kiev (ou de Kyiv) les a précédés il y a près d’un millénaire. Avec ses 15 000 habitants et ses rues coquettes, Senlis s’affirme en effet, en 2022, comme le haut lieu français de la mémoire ukrainienne. « Un objet, indique Pierre Nora, devient lieu de mémoire quand il échappe à l’oubli, par exemple avec l’apposition de plaques commémoratives, et quand une collectivité le réinvestit de son affect et de ses émotions 1. » Nous y sommes, les réfugiés s’attardent place des Arènes. L’effet d’une fidélité multiséculaire ? Pas exactement. Au 11e siècle n’existaient ni Ukraine ni Russie. Si la référence récurrente à Anne de Kiev renvoie à un passé lointain, la mémoire ukrainienne de Senlis est en réalité une construction récente, presque un cas d’école.