Si loin, si proches. Le retour de trois pensées critiques

Il y a dix ans, Gilles Deleuze mettait fin à ses jours, l'année 2004 coïncidait avec le vingtième anniversaire de la mort de Michel Foucault et voyait s'éteindre Jacques Derrida. Une page de la philosophie se referme. Ou plutôt, semble se refermer. Faut-il ne voir dans ces commémorations souvent médiatiques qu'un regard nostalgique sur une glorieuse époque où les débats semblaient à la fois plus vifs, les positions plus fortes, les espérances plus vives mais qui n'aurait guère que le charme d'une pensée aujourd'hui surannée ?

Trois philosophes, trois pensées singulières, une seule et même génération intellectuelle, celle qui triomphe dans les années 1960-1970. « Peut-on raconter la couleur du temps ? Qui saura dire ce que fut l'air d'un temps ? », se demande Vincent Descombes dans Le Même et l'Autre. Quarante-cinq de philosophie française (1933-1978) 1. Si la tâche est sans nul doute difficile, elle n'en a pas moins un sens. Il ne s'agit pas de vouloir réduire à un idéal-type ces pensées à la fois singulières et irréductibles mais de montrer qu'elles évoluent toutes dans un contexte intellectuel spécifique et que les rapprochent des problématiques communes et un esprit critique affirmé. Il suffit de prendre quelques repères chronologiques pour prendre la mesure du foisonnement intellectuel qui éclate alors : Pour Marx de Louis Althusser sort en 1965, Les Mots et les Choses de M. Foucault paraît en 1966, J. Derrida publie L'Ecriture et la Différence ainsi que De la grammatologie en 1967, G. Deleuze livre Différence et Répétition et Logique du sens en 1969... Pour comprendre ce qui se passe alors, il faut bien en passer par quelques généralités. Il faut déjà signaler une certaine sensibilité intellectuelle, laquelle s'affirme toujours par des lectures. Comprendre une époque, c'est donc comprendre ce qu'on lit alors mais aussi ce qu'on ne lit plus. Or comme le note V. Descombes, « ne croyons pas qu'une oeuvre fasse autorité parce qu'elle aurait été lue, étudiée et finalement jugée convaincante. C'est le contraire : on lit parce qu'on est déjà convaincu. Les oeuvres sont précédées d'une rumeur. (...) Par une sorte de réminiscence platonicienne, le texte dont on tombe amoureux est celui dans lequel on ne cesse d'apprendre ce qu'on savait déjà. » De ce point de vue, il apparaît clairement qu'à partir des années 60 la filiation intellectuelle change radicalement : on passe de la génération des « 3 H » (Georg W.F. Hegel, Edmund Husserl, Martin Heidegger), comme on a coutume de dire, à la génération des « maîtres du soupçon » : Karl Marx, Friedrich Nietzsche et Sigmund Freud. Bien sûr, il ne s'agit que d'une tendance : il reste toujours des penseurs pour s'inspirer de E. Husserl et M. Heidegger, comme par exemple J. Derrida. Mais la dialectique hégélienne et la phénoménologie, voilà ce contre quoi on pense alors. Quels sont les griefs ? A G.W.F. Hegel, on reproche de réduire systématiquement la différence dans une pensée de l'absolu. Penser le multiple et la différence, tel est l'un des nouveaux mots d'ordre qui émergent dans les années 60. On retrouve ce thème dans l'oeuvre de G. Deleuze, notamment Différence et Répétition 2 (voir l'article, p. 76), mais aussi chez J. Derrida, le penseur de la « différance » (néologisme qui marque de manière particulièrement nette la volonté de penser de manière singulière la différence). De cette pensée du multiple, on peut également rapprocher une nouvelle conception de l'histoire conçue non plus, comme chez G.W.F. Hegel, comme déploiement cumulatif de la raison mais au contraire comme rupture, discontinuité. Quant à la phénoménologie qui triomphait dans les années 50, on lui reproche de s'être naïvement enfermée dans l'idée de sujet. Pourquoi ? L'inspiration fondamentale de la phénoménologie consiste à remettre en cause l'idée d'une pensée objective : les choses existent toujours pour une conscience qui les perçoit ou se les représente. Bref, être, c'est « être pour moi ». Mais c'est donc admettre l'existence d'un sujet sans vraiment l'interroger. Or, c'est précisément cette idée de sujet unifié et transparent à lui-même que l'on remet alors violemment en cause, sous l'influence de notamment de S. Freud et du structuralisme 3. C'est le fameux thème de la « mort de l'homme ». La psychanalyse, notamment avec le concept d'inconscient, a mis à mal la souveraineté du sujet. Le structuralisme pour sa part met en évidence d'une certaine manière l'emprise des institutions sur les individus. G. Deleuze et Félix Guattari, dans L'Anti-?dipe4, font éclater la belle unité de la subjectivité sous la pression des machines désirantes (voir l'article, p. 80). M. Foucault montre quant à lui comment l'idée de sujet est une construction historique. J. Derrida, dans un texte intitulé « Les fins de l'homme » 5, soutient que M. Heidegger lui-même ne parvient pas à se défaire de l'humanisme métaphysique qu'il dénonce (voir l'article, p. 54).