Acérés l'un et l'autre, le scalpel et la plume déchiffrent patiemment les cryptogrammes humains... « C'est la profonde anatomie / Toujours faussement endormie / [...] Où seul le coeur a droit au bruit / Et tout le reste doit se taire ; / Où, dans l'orage de la chair, / Le cerveau lance ses éclairs, / Et donne sa lumière à tous / Les aveugles de là-dessous. / Seul le regard du chirurgien, / Entrant vie et mort à la main, / Guidé par un acier pointu / Qui va décelant l'inconnu, / Découvre par son soupirail, / En flagrant délit de mystère, / Les organes à leur affaire » (extrait de « L'Homme », poème de Jules Supervielle en hommage au Dr Henri Mondor).
Depuis des siècles, écrivains et poètes ont décrit le comportement humain et l'expression de son affectivité. Longtemps avant les découvertes des neurosciences, ils ont pressenti et décrit ce fonctionnement neuronal. A travers deux exemples du fonctionnement cérébral - le souvenir et l'affect -, nous allons, à partir de citations littéraires, démontrer cette remarquable symbiose entre les écrivains précurseurs des découvertes neuroanatomiques et l'aval que celles-ci apportent à la littérature.
Dès le xviie siècle, Descartes pressent que le siège de la mémoire se trouve dans le cerveau, dans les traces que les sensations vont y laisser : « Je crois que la mémoire des choses matérielles dépend des vestiges qui demeurent dans le cerveau après que quelque image y a été imprimée. » Il compare ensuite la mémoire à un morceau de cire sur lequel se gravent les souvenirs, décrivant ainsi les empreintes laissées dans le cerveau par les faits marquants de notre existence. Opinion partagée par William James : « Une expérience peut être si intense, émotionnellement, qu'elle laisse une cicatrice sur le tissu cérébral. »
C'est la mémoire qui fait l'homme. « Sans la mémoire, que deviendrions-nous ? Nous oublierions nos amitiés, nos amours, nos plaisirs, nos affaires ; le génie ne pourrait rassembler ses idées ; le coeur le plus affectueux perdrait sa tendresse s'il ne se souvenait plus ; notre existence se réduirait aux moments successifs d'un présent qui s'écoule sans cesse. » Ce que Chateaubriand imagine là est ce que nous nommons maladie d'Alzheimer.
La mémoire, Une « cicatrice cérébrale » ?
Notre existence repose entièrement sur notre mémoire ; c'est elle qui nous permet de savoir qui nous sommes, de retrouver notre chemin, de nous servir des divers outils indispensables à notre vie quotidienne, d'avoir les éléments indispensables à la pensée, au raisonnement et à l'affectivité. Le mode de constitution de la mémoire, c'est-à-dire l'entrée dans le cerveau de sensations qui se transforment en souvenirs, se fait principalement de trois façons : la répétition, l'attention, la charge émotionnelle. Le point commun de ces facteurs est qu'ils vont stimuler les neurones de façon suffisamment intense pour entraîner une décharge de neurotransmetteurs capables de laisser une trace neuronale durable : une « cicatrice cérébrale ». Ces trois principaux modes de constitution des souvenirs ont été parfaitement pressentis et décrits par les écrivains.
Bien avant Pavlov, Descartes est convaincu que l'acquisition des souvenirs s'effectue par la répétition et l'association : « Ce qui est si certain que je juge que si on avait bien fouetté un chien cinq ou six fois au son du violon, sitôt qu'il ouïrait une autre fois cette musique, il commencerait à crier et à s'enfuir. » Il décrit l'importance de la décharge de neurotransmetteurs due au stress, la constitution de réseaux de neurones associant une sensation à une action et à une réaction et, surtout, le facteur répétitif susceptible d'entraîner un stimulus neuronal suffisant pour permettre la mise en mémoire.
L'attention et la concentration sont deux autres modes de mise en mémoire : si nous sommes bien souvent obligés de revenir vérifier que nous avons effectivement éteint les phares de notre voiture ou fermé notre porte à clef, c'est parce que nous accomplissons ces gestes par habitude, sans y prêter l'attention suffisante pour que l'action soit « engrammée » dans notre mémoire.
Voici ce qu'en dit Proust : « Cette attention des maniaques qui s'efforcent de ne pas penser à autre chose pendant qu'ils ferment une porte, pour pouvoir, quand l'incertitude maladive leur revient, lui opposer victorieusement le souvenir du moment où ils l'ont fermée. »
Mais c'est l'affectivité le principal moteur de la mise en mémoire ; il faut que le coeur ait été frappé. Dans la vie, tout est affect ; tout contact avec le monde extérieur entraîne une relation affective d'intérêt, de désir, de possession, d'amour ou même d'indifférence. Suivant la charge affective qu'un fait, une personne, un objectif, une oeuvre d'art, un paysage ou un parfum aura pour nous, il s'engrammera de façon plus ou moins importante dans notre mémoire. Toute réaction affective entraîne, au sein de notre cerveau, la stimulation d'un réseau de neurones qui constitue le système limbique, et d'un noyau de cellules appelé noyau amygdalien. Celui-ci est en relation étroite avec la région de l'hippocampe - véritable portier de la mise en mémoire des sensations - qui projette ensuite les sensations devenues souvenirs sur les deux hémisphères cérébraux. Le noyau amygdalien et le système limbique sont des sites importants de sécrétions de neurotransmetteurs et de substances neuroendocriniennes qui vont participer à une stimulation neuronale d'intensité suffisante pour la mise en mémoire, parfois pour notre vie entière. Que la sensation soit heureuse ou malheureuse, suscitant le plaisir ou le stress, ce qui importe, c'est la charge affective qui l'accompagne et qui va entraîner la mise en mémoire, ce que Sénancour exprime par : « Je suis comme ces infortunés en qui une impression trop violente a pour jamais irrité la sensibilité de certaines fibres » ; et Victor Hugo, décrivant le choc reçu à la mort de Léopoldine dans Les Contemplations, par : « Je regarde toujours ce moment de ma vie où je l'ai vue ouvrir son aile et s'envoler. »
Toutefois, bien que l'affectivité sous toutes ses formes (de l'amour à la haine en passant par l'ambition ou la passion, entre autres) soit le moteur principal de la mise en mémoire, les souvenirs ne sont pas figés dans notre cerveau ; la plasticité neuronale les fait évoluer en permanence, en fonction de l'évolution de notre personnalité du moment. On ne retrouve plus le moi ancien, comme le constate Chateaubriand : « Dieppe est vide de moi-même, c'était un autre moi, un moi de mes premiers jours finis qui jadis habita ces lieux et ce moi a succombé car nos jours meurent avant nous. »
À chacun ses souvenirs
Ces possibilités d'apoptose (suicide des cellules non-stimulées) ou de plasticité neuronale font que l'attitude de chacun sera différente face à des souvenirs pourtant communs et chargés d'affectivité. Dans La Faute de l'abbé Mouret, Zola décrit Serge et Albine se retrouvant dans le jardin du Paradou où ils se sont aimés passionnément : « Les arbres effrayaient Serge davantage. Il ne les connaissait pas avec cette gravité de leurs troncs noirs. Plus qu'ailleurs le passé lui semblait mort, au milieu de ces futaies sévères où le jour descendait librement. Les premières pluies avaient effacé leurs pas sur le sable des allées ; les vents emportaient tout ce qui restait d'eux aux branches basses des buissons. Mais Albine, la gorge serrée de tristesse, protestait du regard. Elle retrouvait sur le sable les moindres traces de leurs promenades. A chaque broussaille l'ancienne tiédeur du frôlement qu'ils avaient laissée lui remontait au visage. » Chateaubriand déplore que la mémoire nous restitue nos souvenirs en fonction des nouvelles connections neuronales de notre moi présent. « Combien rapidement et que de fois nous changeons d'existence et de chimère. L'homme n'a pas une seule et même vie ; il en a plusieurs mises bout à bout et c'est sa misère. » Misère de l'homme, dit-il, alors que c'est peut-être sa gloire et sa liberté...