Un imaginaire géographique

Jean-Franois Staszak, Bréal, 2003, 256 p., 28 €.
Le monde n'est pas seulement tel qu'il est mais tel qu'on se le représente à travers un « imaginaire géographique ». Illustration à travers le Tahiti de Paul Gauguin et quelques autres lieux représentés dans ses tableaux.

« D'où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? » Ces trois célèbres interrogations constituent le titre de la plus vaste toile jamais peinte par Paul Gauguin. On y voit au premier plan différents personnages dont, notamment, à gauche un homme âgé, au centre un adolescent, à droite un enfant. Une évolution positive de la destinée humaine, à moins de lire le tableau en sens inverse, comme l'art du peintre nous y invite aussi...

Toujours est-il que la triple interrogation existentielle de Gauguin prend un relief nouveau au terme de la lecture de ce livre richement illustré de nombreuses reproductions de ses tableaux mais aussi de cartes postales, de photographies de ses sculptures et de correspondances. Contrairement aux apparences et malgré les mises au point érudites sur la contribution de ce peintre à la peinture du xxe siècle, il ne s'agit pas d'un ouvrage d'histoire de l'art au sens classique du terme. Son auteur, Jean-François Staszak, est géographe et c'est la géographie (notamment la géographie culturelle) qu'il mobilise à la lumière des apports des théories postmodernistes, postcoloniales et féministes anglo-saxonnes. Et ce, dans l'idée de défendre une hypothèse on ne peut plus inattendue : l'inquiétude existentielle manifestée par Gauguin à travers la triple interrogation mentionnée plus haut, « s'exprime selon des modalités spatiales ». La révolution artistique qu'il opère procède de son côté « d'un déplacement, d'une mise à distance ».

Cette mise à distance peut se comprendre au sens figuré comme au sens propre : elle se traduit concrètement par de très nombreux voyages, plutôt exceptionnels pour l'époque, que Gauguin entreprend dès son plus jeune âge. Un an après sa naissance à Paris, il se retrouve au Pérou avec son père, contraint à l'exil du fait de son opposition au bonapartisme, et sa mère, la fille de la célèbre féministe Flora Tristan, qui y a des attaches familiales. A l'âge de 17 ans, il embarque sur un navire marchand comme élève officier. Plusieurs années durant, il sillonne ainsi les mers. Une fois revenu en France, il fera, outre des séjours en banlieue parisienne, des allers et retours en Bretagne, à Pont-Aven et au Pouldu, en Provence, à Arles (où il rend visite à son ami Van Gogh). Il y eut aussi des séjours dans des pays européens : l'Espagne (où il se rend pour apporter un soutien aux révolutionnaires) et le Danemark d'où sa première épouse est originaire. Enfin, dans les années 1890, les deux voyages à Tahiti qui le conduiront à son ultime destination : Atuona, sur les îles Marquises.