Un Nobel conseiller du prince. Entretien avec Joseph Stiglitz

Sans remettre en cause les organisations internationales, Joseph Stiglitz, ancien vice-président de la Banque mondiale, souligne le long chemin restant à parcourir pour les adapter aux défis de la mondialisation.

Sciences Humaines : Vous avez été conseiller du président Clinton au sein du Council Economic Advisers (CEA), vice-président et économiste en chef de la Banque mondiale. Qu'est-ce que ces expériences vous ont enseigné sur le processus d'élaboration d'une politique économique ou des programmes d'aide au développement, et par là même sur le fonctionnement de la gouvernance mondiale ?

Joseph Stiglitz : L'une des principales difficultés réside dans le fait que la plupart des personnes impliquées dans un processus de décision ou l'élaboration d'une politique ne sont pas à proprement parler des experts. Ce sont des personnes dont la connaissance de l'enjeu repose sur une expérience professionnelle antérieure : par exemple, un représentant du Trésor avait travaillé à Wall Street ; il avait donc tendance à appréhender la finance par le prisme de Wall Street. Un représentant du département du Travail [ndlr : ministère du Travail du gouvernement fédéral] abordait, lui, les choses par le prisme du travail. Ainsi, l'un des problèmes auxquels avait affaire quelqu'un comme moi qui, au contraire, passe son temps à replacer l'économie dans une vision globale, était d'être confronté à des personnes n'ayant qu'une vision partielle des choses. Il était difficile de les convaincre de replacer le problème considéré par l'administration pour laquelle elles travaillaient dans une vision d'ensemble. C'était tout particulièrement important et problématique dans un champ comme celui de l'économie internationale, où la tendance est de surcroît d'aborder les choses du point de vue des intérêts de l'Amérique et d'elle seule, ou de privilégier les intérêts particuliers américains qui souhaitent s'ouvrir aux marchés internationaux. Le problème se pose tout particulièrement pour la question de la pauvreté. Alors que les conseillers du président pouvaient parler d'une manière très convaincante de leurs propres inquiétudes à l'égard de la condition des pauvres, quand il s'agissait de ceux qui vivaient hors des frontières des Etats-Unis, ils y portaient peu d'attention, n'avaient plus rien à dire, et n'étaient plus enclins à agir. De fait, comparée à l'Europe, l'Amérique consacre peu d'aide aux pays en développement, moins de 1 % de son PIB. J'aurais eu beau dire : « On n'en fait pas assez, on n'est pas à la hauteur de nos obligations morales, on ne s'inquiète pas suffisamment du sort des pauvres », il se serait toujours trouvé quelqu'un au sein de l'administration pour dire que ces comparaisons n'étaient pas pertinentes, qu'on avait un problème de déficit budgétaire, etc. J'aurais eu beau dire aussi que nous étions après tout le pays le plus riche au monde, que si on avait un déficit, ce n'était pas que nous manquions de moyens mais que nous gérions mal notre richesse, que si on ne pouvait pas se le permettre, qui le ferait, etc., le sort des populations des pays pauvres n'intéressait pas.

Dans votre dernier livre, vous critiquez la tendance des Etats-Unis à s'imposer comme l'unique modèle économique dans le contexte de mondialisation. Ce sont eux, rappelez-vous, qui ont imposé les normes dans le domaine financier et comptable. Pourtant, cet effort de standardisation n'est-il pas rendu nécessaire par le processus même de mondialisation ?