Sur les photos, cela crève les yeux : les paysages, les maisons, les rues et même les hommes ne sont plus reconnaissables, tant ils ont changé. En un siècle, la société française s'est transformée en profondeur, sans que nous en ayons toujours conscience, tant nous vivons dans l'instant, le nez sur le guidon en quelque sorte. Pour en prendre la mesure, il vaut la peine d'effectuer quelques arrêts sur images. Faute de pouvoir embrasser l'ensemble des transformations qui se sont produites, il a paru commode de privilégier deux clés d'entrée : la production, parce que nous vivons dans une société où le rôle de l'économique est souvent déterminant ; la démographie, parce que, s'« il n'est de richesses que d'hommes », selon le vieil adage formulé par Montchrétien, les comportements démographiques passés et présents tiennent une place trop souvent méconnue ou sous-estimée dans la dynamique ou les difficultés de nos sociétés.
La production multipliée par dix en un siècle
Entre 1896 et 1998, l'activité économique - mesurée par le fameux produit intérieur brut - a connu une progression annuelle moyenne de 2,4 %. Cela peut paraître modeste, comparé aux Trente Glorieuses, les années 1945 à 1975, où le taux de croissance annuel a atteint 4,5 % en moyenne : mais sur l'ensemble de cette période, cela a permis de multiplier la production, donc les revenus, par 10,6. Un chiffre sans précédent historique : jamais, dans le passé, l'activité productive n'a autant progressé sur un siècle. Et jamais les choses n'ont autant bougé dans notre façon de vivre, de travailler, de consommer. Vertu - ou vice, c'est selon - des taux de croissance : quand bien même les changements annuels seraient quasi imperceptibles (2,4 %, c'est « l'épaisseur du trait », disent les statisticiens), leur cumul sur le long terme engendre des changements considérables.
Cette progression de l'activité séculaire doit peu au nombre de travailleurs, et beaucoup à leur productivité, c'est-à-dire à l'efficacité du travail. En effet, le nombre d'emplois n'a progressé, au cours de ce siècle, que de 4 millions, la population au travail passant (en chiffres ronds) de 19 à 23 millions de personnes. Et si l'on tient compte de la durée annuelle du travail, passée en moyenne de 2 900 heures à 1 600, soit presque une division par deux, la quantité de travail productif fournie par la population ayant un emploi a diminué tout au long du siècle.
En revanche, la productivité horaire du travail a augmenté dans des proportions considérables : une multiplication par 16, soit une progression annuelle moyenne de 2,8 %. La croissance de ce siècle, disent les économistes, aura été « intensive », non pas « extensive » : elle aura reposé non sur une mobilisation de la force de travail, mais sur son intensification. Faire plus avec moins, ou si l'on préfère, économiser le travail de toutes les façons imaginables, telle a été l'obsession du siècle.
Le rapprochement entre les chiffres de croissance de la productivité et de croissance de la production montre que, sans que les acteurs concernés en aient été forcément conscients, des arbitrages majeurs ont été effectués : un tiers des gains de productivité a servi à travailler moins, deux tiers à produire davantage. Collectivement, les gains de pouvoir d'achat ont été jugés prioritaires par rapport à l'augmentation du temps de vivre, comme si la réduction du temps de travail avait été un deuxième choix par rapport à l'attrait d'un revenu supplémentaire. Certes, les calculs destinés à illustrer ce qui se serait passé si tous les gains de productivité réalisés avaient été utilisés en réduction du temps de travail, ou au contraire, en augmentation de revenu, sont largement illusoires : l'ensemble des dynamiques sociales (et sans doute économiques) en aurait été modifié. Néanmoins, ils sont instructifs : la société française, si elle avait utilisé en temps de vivre l'intégralité des gains de productivité, serait composée aujourd'hui de 23 millions de personnes au travail, travaillant chacune 230 heures par an (19 heures par mois), mais avec un revenu moyen inchangé depuis 1896. A l'inverse, si l'horaire annuel moyen était resté inchangé depuis 1896, les mêmes gains de productivité auraient permis de produire la même chose qu'aujourd'hui, mais avec seulement 15 millions de personnes au travail.