En 1966-1967, en première année de faculté, lorsque je commençais des études de psychologie à l’université de Nantes, un cours d’introduction à la sociologie était obligatoire… Celui-ci était assuré par Jean-Claude Passeron, qui nous livrait en avant-première les idées développées dans son livre écrit avec Pierre Bourdieu et Jean-Claude Chamborédon, qui devait sortir peu après : Le Métier de sociologue (1968). La découverte de ces « préalables épistémologiques » (sous-titre) provoqua un tel choc intellectuel chez moi que je quittai la psychologie et décidai de devenir sociologue. Ceux et celles qui lisent ce que je produis aujourd’hui peuvent ignorer ma prime socialisation sociologique puisque les renvois aux ouvrages de P. Bourdieu, J.-C. Passeron ou à d’autres auteurs du Centre de sociologie européenne (c’est ainsi que nous désignions le groupe à l’époque) se sont faits moins fréquents qu’à mes débuts, avec mon changement progressif d’orientation théorique. Malgré cela, j’estime être « bourdieusien » dans la mesure où je tente de suivre, dans mes recherches, un des deux apports de P. Bourdieu et de ses proches, puisqu’ils ont élaboré non seulement une théorie forte de la domination, notamment culturelle, mais aussi une conception du travail du sociologue. C’est cette seconde contribution, décisive et néanmoins peu soulignée, que je voudrais commenter ici.
Le retour à Durkheim
Pour comprendre le choc du Métier de sociologue, il faut revenir à l’état de l’enseignement de la sociologie en France dans les années 1960. La création de départements de sociologie est toute récente, la discipline auparavant était enseignée dans le cadre des études de philosophie. Une certaine division du travail s’était opérée entre les théoriciens et les méthodologues qui proposaient des outils. Chacun chez soi. À la Sorbonne, quelques années auparavant, d’un côté Gurvitch 1, de l’autre Stoetzel. Ce qui nous semble évident aujourd’hui – Émile Durkheim comme « grand-père » de la sociologie – était oublié, critiqué : il n’intéressait guère ni les uns, ni les autres. Il faudra Le Métier de sociologue pour critiquer cette division académique, pédagogique.
Le titre lui-même est provocateur dans la mesure où il ne contient aucune recette, aucune manière de calculer un indice, aucun vocabulaire, puisqu’il est purement théorique. L’écriture de ce livre, peu lisible pour les étudiants d’aujourd’hui, avait une fonction : construire un autre monde sociologique, réconciliant le souci de la théorie et l’attention au réel. Le Métier de sociologue est, selon moi, surtout un prolongement et un enrichissement du Suicide et des Règles de la méthode sociologique. Ce n’est pas un hasard si, dans la bibliographie du cours télévisé Introduction à la sociologie, effectué par P. Bourdieu et J.-C. Passeron (pour l’année scolaire 1967-1968), le commentaire qui suit Le Suicide correspond exactement à l’ambition du Métier de sociologue : « Un modèle exemplaire d’élaboration théorique associée à la rigueur technique. »