Entretien avec Pierre Rosanvallon

Vers des démocraties de défiance

Dans votre dernier livre, La Contre-démocratie, vous refusez énergiquement l’idée d’une désaffection des citoyens de la scène politique. Pourquoi ?

Je refuse en effet la vision, devenue ritournelle, selon laquelle, dans les sociétés contemporaines, les citoyens auraient déserté le forum pour se réfugier toujours plus dans la sphère privée. L’analyse qui permet d’étayer ce jugement repose uniquement sur la prise en compte de l’abstention. Effectivement, dans toutes les sociétés démocratiques contemporaines, on a pu constater une hausse très caractéristique du taux d’abstention du milieu des années 1970 à la fin des années 1990. Ce phénomène s’est aussi manifesté dans les pays ayant nouvellement accédé à la démocratie. Même dans les anciennes dictatures, à l’enthousiasme des premières élections a fait place un certain désenchantement, un retrait citoyen… Mais si l’on regarde d’autres facteurs, on constate que ce n’est pas en termes de désaffection qu’il faut juger cette situation mais plutôt en termes de redéploiement de l’activité citoyenne. Car si le citoyen se rend moins souvent aux urnes, il est davantage présent dans des actions de pétition, de manifestation, de solidarité, autrement dit dans des actions qui manifestent son implication dans la société. C’est ce que mettent en évidence beaucoup de travaux transversaux qui ont ainsi donné lieu à la publication aux Etats-Unis d’un livre intitulé Le Phénix démocratique (1). L’intérêt pour la chose publique n’a pas diminué dans nos sociétés mais se manifeste différemment.

Qu’est-ce qui caractérise globalement ce redéploiement de l’activité citoyenne ?

L’objet de mon travail est de montrer que ces nouvelles figures de l’action citoyenne sont pour une large part organisées autour d’un principe de défiance vis-à-vis des pouvoirs alors que la participation politique classique à travers l’élection a pour fonction d’organiser la confiance entre société et pouvoir. Nous passons donc de démocraties de la confiance à des démocraties de la défiance. Mais il faut tout de suite préciser que la défiance n’est pas en soi quelque chose de négatif, une maladie de la démocratie. Elle a une dimension positive. Il y a d’une part une défiance libérale qui a pour but de mettre en place les règles et les procédures de limitation du pouvoir politique. Benjamin Constant en ce sens disait que « toute bonne constitution est un acte de défiance ». Pourquoi ? Parce qu’une bonne constitution a pour but d’encadrer l’action des pouvoirs publics. Mais il y a une autre dimension positive de la défiance qui est précisément celle sur laquelle j’ai voulu mettre l’accent dans La Contre-démocratie : il s’agit de la défiance proprement démocratique, en tant qu’elle est « aiguillon », manifestation d’une exigence vis-à-vis du pouvoir.


Vous montrez également que la question de la défiance dans la démocratie a une longue histoire…

En effet. Faire l’histoire des démocraties, c’est en même temps faire l’histoire de ce couple confiance/défiance. J’ai souligné comment par exemple en Grèce ancienne, la façon dont on organise le contrôle du pouvoir est souvent beaucoup plus finement décrite que la manière de régler la dévolution du pouvoir. Lorsque au XVIIIe siècle, les Révolutions américaine et française mettent en place les institutions politiques représentatives du monde moderne, on accorde aussi une très grande attention à l’organisation de la défiance. La première constitution démocratique du monde moderne, la Constitution de la Pennsylvanie (1776), en est le symbole : elle met en place un système dans lequel en même temps que l’on élit une assemblée représentative, on élit un conseil des censeurs chargé de la contrôler. L’histoire de la démocratie présuppose de bien comprendre l’articulation entre ces deux formes d’institutions : les institutions organisant la défiance et les institutions organisant la confiance.
Historiquement, l’aspiration démocratique a commencé à se manifester sous la forme de pouvoirs de défiance. A la sortie des régimes médiévaux, la population a essayé de développer des formes de contrôle, d’opposition, de surveillance. L’histoire de l’émancipation humaine a d’abord été une histoire de l’opposition, du conflit, du contrôle du pouvoir. Le chemin vers la démocratie débouche quand le suffrage universel est adopté. Ce qui va alors caractériser les démocraties modernes, c’est qu’elles vont peu à peu sacraliser le principe de la confiance et l’organisation de la volonté générale à travers le suffrage et en quelque sorte incorporer toutes les institutions de la défiance dans le seul fonctionnement parlementaire. Au xixe siècle, c’est le parlement qui récupère à son avantage toute une partie des pouvoirs de contrôle et de surveillance sociale.

Vous constatez pourtant aujourd’hui une prévalence de la défiance. Pourquoi ?

La prévalence de la défiance est en fait présente aussi tout au long du xxe siècle. Mais on constate depuis une vingtaine d’années une baisse de l’efficacité dans l’investissement dans la confiance. La défiance apparaît pour le citoyen comme plus effective. Il est ainsi plus facile de faire retirer un projet de loi que d’en faire voter une bonne. La surveillance d’un pouvoir par les médias peut parfois être une contrainte plus grande que celle de la réélection. Dans la théorie classique de la confiance, la peur de ne pas être réélu devait jouer le rôle de la défiance et constituer l’aiguillon permanent pour mettre sous pression et sous contrôle l’élu. La réalité est que cette contrainte de réélection ne joue pas toujours ou de manière intermittente. Donc dans une société plus éduquée aussi, où l’information circule mieux, il est normal que ce soient les mécanismes qui permettent l’appropriation sociale de cette défiance qui joue un rôle plus grand. La défiance avait été institutionnalisée, absorbée par la fonction parlementaire ; aujourd’hui, il y a une désinstitutionnalisation de la vie démocratique et un retour vers la société civile de l’exercice de cette défiance. Bien sûr, le Parlement est toujours un grand contrôleur et un grand surveillant mais il y a beaucoup d’autres formes d’appropriation sociale de la surveillance, de la notation du pouvoir, de la mise à l’épreuve du pouvoir.
On constate aussi un renouveau du militantisme de terrain. Les mouvements sociaux classiques, dont les syndicats sont l’archétype, se définissaient comme des mouvements de représentation et de négociation sociale. Les nouveaux mouvements sociaux eux ne visent pas à représenter la population, ce sont de petits groupes d’action, qui n’ont pas pour but la négociation mais la dénonciation de certaines situations pour contraindre le pouvoir à agir. On peut par exemple citer l’action menée le long du canal Saint-Martin par Les enfants de Don Quichotte qui visent à sensibiliser à la question des SDF, non pas en créant un syndicat des SDF, mais en invitant des voisins à s’installer à côté d’eux pour mobiliser l’opinion et faire pression sur le gouvernement. Si l’on considère une entreprise comme Nike, pour prendre un autre exemple, il y a vingt ans, elle était confrontée au contre-pouvoir des syndicats dans les entreprises américaines. Ces derniers faisaient des grèves, établissaient un rapport de force, contestaient. Aujourd’hui, Nike a décentralisé son activité en Thaïlande, au Viêtnam, etc., régions où les syndicats sont faibles. Le contre-pouvoir de Nike aujourd’hui, ce sont des ONG et des comités qui dénoncent la façon dont l’entreprise opère sur le terrain. Ils font ainsi des mobilisations dans les médias occidentaux pour mettre en accusation l’entreprise et aboutissent à des résultats comparables à ceux qu’obtenaient les syndicats.

La défiance qui prévaut aujourd’hui permet-elle de garantir la vitalité de la démocratie ?

Non. Si je parle de contre-démocratie, c’est parce que ces formes de défiance peuvent servir d’appui, de contrefort à la démocratie, mais elles ne sont pas suffisantes. La démocratie naît de cette tension positive entre l’organisation de la confiance et l’organisation de la défiance. Et dans les sociétés contemporaines, il faut retrouver plus de confiance dans le système politique.
La situation contemporaine est, me semble-t-il, marquée par une double conjoncture : une réappropriation positive de ces mécanismes de défiance par la société mais en même temps par un emballement de la défiance. Cet emballement représente une caractéristique majeure du monde politique aujourd’hui et s’exprime à travers ce que l’on peut appeler le populisme. Le populisme est non plus un mouvement politique conçu comme une force programmatique destinée à prendre le pouvoir, à gérer les contraintes et à exercer les responsabilités, mais comme une force de dénigrement, de dénonciation, de dévalorisation de la sphère politique elle-même et du pouvoir.
Il y a une sorte de pathologie de la défiance qui constitue la caractéristique centrale du populisme contemporain.

Face à cette défiance, les politiques ne sont-ils pas tentés de gérer sans faire trop de vagues et ne pas lancer de véritables réformes qui risqueraient d’être critiquées. Ce faisant, ne dévalorisent-ils pas davantage encore l’action politique ?

Si le risque de contestation est fort, la tendance de l’action politique peut être en effet l’immobilité pour limiter les risques de critique. C’est un jugement à court terme. Il est plus facile de former une communauté de mécontentement et de critique qu’une communauté de proposition. Pour faire face à ce problème, il faut reconstruire le sens de l’action politique. On le voit bien par exemple à propos des débats fondamentaux sur les retraites qui posent le problème du rapport entre les générations et entre catégories sociales. On peut manifester éternellement un refus des réformes parce qu’à chaque fois des coalitions minoritaires d’opposition peuvent exister, mais en même temps il faut bien trancher les problèmes sinon c’est le temps qui les tranche, de façon invisible. Or, l’exigence de la démocratie est de rendre visible les arbitrages à faire, les conflits à gérer, les décisions à prendre.

On peut donc changer la société ?

Oui. Je refuse cet autre cliché qui affirme que la société est bloquée, qu’on ne peut guère la changer. Aujourd’hui, il faut recomposer les rapports entre citoyens, mais aussi les rapports de pouvoir et les rapports économiques. On peut le faire de diverses façons. De l’intérieur même du monde politique, ce peut être la fonction de propositions nouvelles. Mais cela peut venir aussi des exigences citoyennes d’information. La démocratie se nourrit aussi du progrès de la connaissance sociale sur les mécanismes organisateurs de la société pour insuffler des éléments nouveaux de discussion et de réflexion. Le livre Le Ghetto français d’Eric Maurin montre par exemple que le mécanisme de ségrégation ne se réduit pas à une ségrégation entre un monde central bien intégré et un monde de l’exclusion, mais qu’il a y a une sorte de millefeuille ségrégatif qui structure et organise toute la société ; il donne ainsi des éléments intellectuels pour mieux comprendre et réagir différemment. Dans le fonctionnement de la démocratie, la connaissance en permettant une meilleure compréhension des difficultés de l’organisation sociale, joue un rôle fondamental.
Il y aurait sans doute aussi des changements constitutionnels à apporter, notamment parce que la démocratie française est une démocratie dans laquelle le rôle du législatif est trop minoré. Le rôle des commissions d'enquête, de l’opposition, les conditions d’organisation des débats font que le parlementarisme britannique est beaucoup plus effectif dans sa capacité à contrôler le gouvernement. Mais il faudrait également organiser l’exercice de la responsabilité politique qui est faible en France, ce que les citoyens ressentent fortement. Le propre de la politique, c’est que le pouvoir se renforce quand il accepte de se remettre en cause. En France, le pouvoir exécutif est fort mais il ne rend pas vraiment de comptes et refuse de considérer que sa force a pour contrepartie le fait qu’il accepte de s’effacer lorsqu’il y a des scandales. Lorsqu’en Grande-Bretagne, un dysfonctionnement grave se produit, le ministre concerné démissionne. Même s’il n’est pas personnellement responsable, si ce n’est pas lui qui a pris personnellement la décision, géré la situation ou créé une catastrophe. Reconnaître la responsabilité politique, c’est considérer qu’il y a un espace dans lequel on se définit comme responsable alors même que l’on n’est pas directement gestionnaire. C’est toute la différence avec la responsabilité pénale. Or, en France, on constate malheureusement qu’il faut « monter » jusqu’à la responsabilité pénale pour avoir une sorte d’ersatz de responsabilité politique. Voilà deux exemples importants, mais il y a encore de nombreux autres chantiers de réformes et de comportements qu’il serait sans doute utile d’ouvrir en France pour restaurer la confiance des citoyens dans leurs institutions.

(1) P. Norris, Democratic Phoenix: Reinventing political activism, Cambridge University Press, 2002.