Qu’est-ce qu’un philosophe ? J’ai posé cette question à mes élèves en tout début d’année en leur suggérant de s’en tenir au sens courant de ce terme. Leur réponse, m’a déconcertée. En voici la synthèse : « Un philosophe est une personne très savante en possession d’une vision du monde exhaustive qu’il estime légitime de communiquer, de diffuser, voire d’imposer, à tous ceux à qui il (ou elle) s’adresse. » Vladimir Jankélévitch correspond si peu à ce stéréotype qu’on serait tenté d’inventer un mot particulier pour le définir – un terme qui ne vaudrait que pour lui. Mais il existe une autre option : la fréquentation d’un tel « philosophe » pourrait nous amener à reconsidérer certains de nos présupposés concernant cette discipline, ou, plus exactement, cet art de vivre. Il est vrai que nombreux sont les philosophes, et non des moindres, qui ont élaboré des représentations du monde érudites, globales, cohérentes et systématiques, confondues parfois de ce point de vue – à tort – avec des sortes de religions séculières. Quoi qu’il en soit, on se demandera à quel titre ce « vagabond toujours en campagne à la poursuite de je ne sais quoi », ce « chasseur d’étoiles filantes » que fut Jankélévitch pourrait prétendre le moins du monde au titre de « philosophe ».
La pensée de Jankélévitch s’oppose en tous points à ces simulacres de science qu’il a toujours raillés. Alchimiste du verbe, architecte de l’éphémère, savant fantasque, Jankélévitch ferait plutôt penser à ce banquier du Petit Prince qui thésaurise les astres dans un coffre-fort dont la finalité reste énigmatique : à quoi bon compter les étoiles ? Même perplexité face à son œuvre inclassable : pourquoi philosopher si « la philosophie ne sert à rien » et si « le silence est le plus riche des langages » 1, 1 ? À quoi bon – en ce qui nous concerne – tenter de résumer une philosophie dont le style peut sembler, à tort ou à raison, l’emporter sur le fond (« Seul compte l’exemple que le philosophe donne par sa vie et par ses actes » 2) ? Ses cours n’étaient pas à proprement parler des « cours », mais des « trames à rebondissements » 3, enchaînant intuitions fulgurantes, raisonnements subtils et digressions saugrenues. Il arrivait parfois que le spectacle fût interrompu lorsqu’un étudiant indélicat venait perturber le rythme d’une pensée aussi fluente que la pulsation même de la vie : qui ne se souvient des colères du maître ?
Musique philosophique et pensée musicale
Orateur hors du commun, Jankélévitch fut aussi un pianiste et un musicologue chevronné, conjuguant musique et philosophie au point de rendre la musique philosophique et la pensée musicale. Une grande partie de son œuvre fut consacrée à des monographies de musiciens (Debussy et le mystère de l’instant, 1976 ; Liszt et la rhapsodie. Essai sur la virtuosité, 1979 ; Ravel, 1988). Sa maîtrise de la musique reposait également sur une pratique personnelle du piano. Élaborant ses écrits comme de véritables rhapsodies (« pendant que d’autres se contentaient de faire caqueter leur machine à écrire » 4, il continua de jouer ses partitions préférées avec une allégresse qu’il évoqua jusqu’à la fin de sa vie avec une émotion intacte. Lorsqu’on l’interrogeait sur ce rapport, qu’il jugeait indéfectible, entre la musique et la philosophie, il répondait qu’une telle question ne se posait qu’à ceux qui méconnaissaient les charmes de l’une et de l’autre. C’est un peu comme si on demandait, observait-il non sans ironie : « Que penseriez-vous d’un corps qui cherche son âme ? 5 »
Humour, facéties et ironie
Nulle inconséquence pourtant de la part de l’auteur du Traité des vertus (1949) et de l’ouvrage consacré à la mémoire de la Shoah, L’Imprescriptible (1971). La définition qu’il donne de la pensée (« Une jeune fille de neige qui fond au premier soleil du printemps » 6) illustre l’aphorisme de Pascal : « La vraie philosophie se moque de la philosophie. » L’auteur de Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien (1957) avait décidé de « ranger au magasin des accessoires inutiles » ces échafaudages conceptuels qui confondent la pensée avec une philosophie qui « bâillonne, nivelle, broie et aplatit » aux dépens de toute forme d’exigence intellectuelle authentique 7 Friedrich Nietzsche disait : « Je ne pourrais croire qu’à un Dieu qui saurait danser ». La remarque vaut également pour cet aventurier de la pensée qui ne cessa de baguenauder aux frontières de l’irrationnel et du non-sens. Pas de véritable philosophie, selon Jankélévitch, sans cette distance dont l’humour fut le trait constant. Comme Socrate, il émaillait ses cours de mille facéties : l’ironie, disait-il, est « une pudeur pour tamiser le secret d’un rideau de plaisanteries » ; mais c’est la tendresse « qui fait de l’humour un rameau fleuri de l’amour » 8.