Voyager, ressentir, résister Rencontre avec Jean Malaurie

Depuis ses premières expéditions en terres inuits, il y a soixante-dix ans, l’ethnogéologue Jean Malaurie milite pour retrouver la sagesse des peuples primitifs, en osmose avec la nature. Son dernier ouvrage, Oser, résister, met en scène son combat.

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Orienté plein nord et vue sur la mer. L’appartement dieppois de Jean Malaurie est propice aux rêveries polaires. Une peau de bête trône sur le fauteuil. Un pastel – un ciel étoilé – patiente sur son chevalet. C’est là que le spécialiste des Inuits passe ses étés. La ville normande, cité d’explorateurs auxquels il aime se comparer, l’inspire. Le reste de l’année, il vit dans le riche quartier parisien des Tuileries.

Il sort une bouteille de vin blanc, nous nous installons, la Manche pour horizon. L’homme de 95 ans se veut romantique. Il énumère ses réussites, d’une voix rauque : d’abord géomorphologue (il étudiait les pierres), puis ethnologue, directeur de recherches émérite au CNRS, à l’EHESS, fondateur de la prestigieuse collection « Terre humaine » qui publia, entre autres, Tristes Tropiques, ambassadeur de bonne volonté pour l’Arctique à l’Unesco, fondateur de l’Académie polaire d’État en Russie, « pardonnez-moi : premier homme à avoir atteint le pôle géomagnétique »… Impossible de l’arrêter pendant qu’il délivre, indomptable, le récit de ses trente-neuf expéditions polaires, ou qu’il s’insurge contre les « mauvaises mœurs » de la recherche française. Les deux principaux combats de sa vie, racontés d’une plume enlevée dans son dernier ouvrage, Oser, résister.

L’« appel du large » que vous avez ressenti vous vient-il de votre enfance ?

L’éducation autoritaire que j’ai reçue a longtemps étouffé ma sensibilité. Mon père, agrégé d’histoire, était très professoral. J’ai grandi dans une famille janséniste bourgeoise de quatre enfants. À 10 ans déjà, je ne comprenais pas comment on pouvait m’imposer une religion. Puis à Mayence – où nous avons vécu pendant huit ans –, le lycée, avec une pédagogie inappropriée, m’imposait ses principes, sans m’en expliquer l’origine ni le sens. Je n’ai jamais compris les fractions ou la règle de trois…

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J’ai cependant des souvenirs inoubliables de l’éveil de ma sensibilité. Lors de mon enfance en Mayence, ma famille et moi étions notamment partis dans un chalet isolé, au milieu la Forêt-Noire. C’était lors de ma convalescence, après que j’ai été renversé par une voiture. Je me réveillais dans un lit couvert de peaux de bêtes. J’entendais le brame des cerfs, les cris des loups… Et puis, adolescent, lorsque nous habitions près de Saint-Cloud, je m’échappais dans le bois voisin, où ma pensée cherchait à pénétrer les secrets des eaux mortes d’un étang. C’était déjà une évasion. L’appel du nord vient aussi de mon héritage maternel. Ma mère était écossaise. Par elle, j’ai découvert l’histoire révoltée de l’Écosse, les livres de Walter Scott et Fenimore Cooper puis les Peaux-Rouges, qui m’ont appris à rêver.

Pourquoi êtes-vous parti à la rencontre des peuples de Thulé en 1950 ?

En hypokhâgne, au lycée Henri IV, avec mon condisciple et bon camarade Jean d’Ormesson, j’ai découvert une phrase de Kant qui m’a hantée : « Il n’y a rien qui ne parvienne à l’intelligence qui ne soit passé par les sens. » C’est à ce moment-là, en 1943, que l’Allemagne nazie a institué en France l’odieuse loi sur le service du travail obligatoire. Il était hors de question que je travaille pour les Allemands nazis. Ma mère m’a donc incité à fuir. Je suis devenu résistant dans le Vercors. Harcelée par la police qui cherchait ma trace, ma mère est morte sous mes yeux. Je me souviens d’elle agonisant dans son lit, tentant de me dire sa dernière pensée d’amour maternel. J’avais impérativement besoin d’une autre éducation et je l’ai cherchée chez les primitifs.