Rencontre avec Jean Leca

Y a-t-il une science du politique?

Comptant parmi les principaux représentants de la science politique française, Jean Leca aborde le politique aussi en philosophe et sociologue. Explicitant les fondements du politique dans les sociétés contemporaines, il revient sur la situation en Algérie.

Sciences Humaines : Quel est l'état de votre réflexion sur le fondement du politique dans les sociétés contemporaines ? Dans un contexte marqué par le primat de l'économique, quelle place y a-t-il pour le politique ?

Jean Leca : Si votre question porte sur l'ontologie du politique, c'est-à-dire son essence, je dirai que ce qui caractérise le politique, c'est qu'il n'a justement pas de fondement, ni même de finalité. Le politique est, tout simplement.

C'est parce que les hommes sont dotés de la propriété du langage qu'il y a du politique. Comme disent les philosophes grecs : L'homme est un animal politique (zoon politikon) parce qu'il est doué de langage (zoon logon-echon). Par le langage, les hommes sont en mesure de fournir une explication, adéquate ou non, à ce qu'ils font. Aucun faucon n'a jamais été en mesure d'expliquer pourquoi il était prédateur en disant qu'il avait besoin de chasser pour vivre (explication par nécessité) ou pour assurer l'écologie (explication fonctionnelle) ou encore parce que c'était son plaisir (explication décisionniste).

J'ajoute que seuls les hommes introduisent des projets dans la nature. La nature est vide d'intentions, de projets. Comme disait Karl Popper de l'histoire, elle n'a pas de sens a priori, ce sont les hommes qui lui en donnent un. Pas plus qu'ils ne sont déterminés génétiquement, ils ne se conforment systématiquement à une hiérarchie de préférences rationnelles, commune à toutes les cultures.

Certes, il existe des programmes biologiques et les processus d'ajustement à l'environnement ne sont pas purement contingents. Néanmoins, les êtres humains en tant qu'animaux politiques ont la particularité de provoquer des effets émergents, des variations et des innovations qui ne s'inscrivent pas dans la droite ligne du programme initial.

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C'est pourquoi, il est vain de chercher des lois fondamentales dans le politique. Le politique n'est pas une activité que l'on peut réduire à une causalité unique.

SH : Le politique, dites-vous, n'a en outre pas de finalité. Qu'entendez-vous par là ?

J.L. : Les collectifs qui incarnent le politique - qu'il s'agisse de la cité, de l'empire, de l'Etat ou des corporations... - ont beau mettre en avant des finalités, le politique n'en est pas moins dépourvu. Un gouvernement a certes des finalités (faire la guerre, élaborer et appliquer les lois, assurer la sécurité des citoyens...), le politique n'est toutefois pas réductible à ces finalités.

Si on essaie de trouver quelque chose dans la substance du politique, ce que l'on trouve, c'est du contradictoire absolu : d'une part, le politique, c'est le conflit de parties autoréférentes, en ce sens qu'elles n'acceptent de reconnaître aucun standard autre que celui qu'elles ont fixé ; même et surtout si elles présentent ce standard comme absolu et universel. D'autre part, le politique renvoie aux formes d'autorité qui cherchent à imposer un ordre.

SH : Quelles sont les implications de cette approche philosophique pour les sciences sociales en général et la science politique en particulier ? S'il n'y a aucune loi à dégager dans le politique, n'y a-t-il pas une prétention à parler de « science politique », étant entendu qu'une science a pour vocation de dégager des lois, sinon des régularités ?

J.L. : Une des principales tâches de la science politique consiste à dégager les types de jeux et de stratégies, la structure et les normes de coopération, de coordination et de domination qui favorisent l'émergence et la prééminence de formes de conflits spécifiques, ainsi que les règles contraignant les stratégies des agents.

Mais la science politique a aussi pour objet d'étude les formes de gouvernement, c'est-à-dire les activités visant à exclure le conflit en le confinant dans certaines limites.

Ces deux aspects, c'est ce que j'appelle les deux faces de Janus de la science politique.

Le monde étudié par la science politique n'est jamais ordonné ; comme je l'ai déjà dit, il est fondamentalement contradictoire. Ce n'est pas la faute des politistes s'il est impossible de prédire un état d'équilibre en politique ou de dégager des lois fondamentales comparables à la loi de l'offre et de la demande ou à la théorie de l'équilibre général des économistes.