À chaque ville sa gouvernance

Forgée dans les pays anglo-saxons, la notion de gouvernance urbaine traduit tout autant un nouveau regard posé par les chercheurs sur le gouvernement des villes que de nouvelles pratiques en la matière, lesquelles ne sauraient être réduites à un seul et même modèle.

Dans les années 1960-1970, les villes américaines, notamment du Nord-Est, sont déstabilisées à la fois par les émeutes urbaines dans les ghettos, la faillite ou quasi-faillite financière pour cause de déclin industriel et le départ massif des classes moyennes et bourgeoises dans les banlieues résidentielles éloignées ou le sud du pays. Peu soutenues par l'Etat, dépendantes des ressources des middle-classes et des entreprises (très mobiles), les élites politiques locales se réorganisent alors pour tenter d'attirer ces groupes et ces entreprises en donnant progressivement un poids très important aux représentants du privé. La recherche urbaine critique américaine avait déjà montré comment développement local et concurrence ont fait office d'intérêt général urbain élaboré par des groupes divers au sein de la ville. Elle avait depuis longtemps souligné le poids, aux Etats-Unis, des intérêts privés, la connivence qui existait entre le secteur de l'immobilier et les politiciens locaux pour organiser le développement de la ville. La sociologie urbaine néomarxiste des années 70 a donné un nouvel élan à ces travaux, à travers une multitude de monographies dont celle, majeure, de John Logan et Harvey Molotch. Dans Urban Fortunes1, ces auteurs expliquaient l'organisation des villes par les conflits autour du développement économique et les variations entre différentes « urban growth coalitions » (« coalitions pour la croissance urbaine »), qui se formaient d'une ville à l'autre entre, primo, les entrepreneurs qui agissent pour modifier les plans d'urbanisme et la construction politique du marché, secundo, les entrepreneurs qui anticipent la croissance, et, tertio, les propriétaires chanceux qui accompagnent le mouvement. Dans le contexte américain, ces dynamiques du marché de l'immobilier et du foncier sont d'autant plus puissantes qu'elles sont faiblement structurées par l'action publique et le gouvernement local.

La généralisation du terme de gouvernance urbaine dans les années 80 (et de régimes urbains) découle de cette analyse critique de la domination des intérêts des promoteurs et des grandes entreprises sur la direction politique des villes. A l'opposé, les auteurs, qui s'appuyaient sur les modèles d'économie néoclassiques pour critiquer le poids du gouvernement, élaborèrent la notion de « bonne gouvernance urbaine ». Dans leur esprit, elle vise à neutraliser la politique, les conflits, les problèmes sociaux pour atteindre une gestion optimale, fondée sur une fiscalité favorable aux entreprises et des indicateurs conçus à cet effet. Cette bonne gouvernance repose plus fondamentalement sur la croyance dans la supériorité de la gestion privée et sur l'utilisation du gouvernement uniquement pour pallier les défaillances du marché. Donc une vision qui fait fi de l'histoire, des rapports sociaux de la société et fixe comme seul but collectif la poursuite de l'efficacité économique, soit l'inverse du politique et de la démocratie.

Les réformes du pouvoir local anglais

En Grande-Bretagne, pendant les années 80, la restructuration en profondeur du gouvernement urbain britannique dans le sens de la libéralisation et de l'affaiblissement du pouvoir local, menée par le gouvernement Thatcher, ainsi que la montée en puissance des intérêts privés, notamment des promoteurs immobiliers, donnent à voir une évolution similaire à celle des Etats-Unis. La tradition ancienne d'un gouvernement local bureaucratique, aux ressources importantes mais à faible légitimité politique, est quasiment anéantie par cette restructuration thatchérienne. Les auteurs britanniques firent alors le deuil de la notion de gouvernement local. Dès lors que le taux de participation aux élections locales dans les villes est le plus souvent proche de 25 % et que les agences locales semi-publiques ou privées se multiplient en remplaçant les fonctions du gouvernement local, elle ne leur paraît plus pertinente. Le gouvernement local devient l'élément quasiment résiduel d'un vaste ensemble d'arrangements horizontaux, de réseaux divers, d'organisations interdépendantes. D'où l'usage qui commence à être fait en Angleterre de l'expression « urban governance » (gouvernance urbaine). Alors que dans la tradition américaine, les termes de gouvernement et de gouvernance sont encore souvent utilisés de manière interchangeable (la légitimité politique ne renvoyant pas à une conception forte de l'espace public et de l'intérêt général), dans le cas des villes britanniques, les termes de gouvernement et de gouvernance (urbaine) ne le sont pas. Il y a bien en Angleterre passage de l'un à l'autre.

Progressivement, des recherches comparatives sur les politiques publiques et le gouvernement local en Europe mettent à leur tour en évidence les limites du terme « gouvernement » pour les analyses empiriques. A la fin des années 80, un cadre d'analyse en termes de gouvernance urbaine commence à se généraliser, à partir des contributions d'auteurs européens 2. A partir du moment où les travaux sur le gouvernement urbain s'inscrivent dans une démarche comparative en s'intéressant autant aux politiques publiques qu'à la politique partisane, et en prenant en compte les incidences de la construction de l'Union européenne, le concept de gouvernement finit par apparaître insuffisant. L'usage de la notion de gouvernance est une manière de prendre acte du rôle moins central de l'Etat, de l'institutionnalisation de formes d'action collective et de décision à travers le renouveau de la planification stratégique urbaine, de la prospective et des projets urbains, de la multiplication des partenariats (public/public, public/privé) et du développement des processus de concertation et de prise en compte des intérêts divers, avec la floraison des procédures contractuelles et les dispositifs organisant le débat public ou la délibération.

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Des catégories d'analyse obsolètes

Les gouvernements locaux n'ont certes jamais été complètement isolés de leur environnement. En outre, la gouvernance ne garantit pas l'unité ou la cohérence des choix collectifs, les conflits, controverses, rapports de pouvoirs étant toujours présents. Au pire, cette question des choix collectifs et des décisions dans les villes peut justifier d'inquiétantes dérives, y compris racistes. Au nom de l'efficacité et de la concurrence entre villes, un petit groupe d'acteurs peut monopoliser les mécanismes de choix, réussir à imposer un projet, légitimer la domination d'une espèce d'oligarchie urbaine ou de nouvelles formes de domination 3. C'est dire si cette notion de gouvernance urbaine peut être ambivalente et recouvrir une diversité de situations et de pratiques.